Nane Beauregard
Nane Beauregard aime, elle aime tout. En 92 pages sans aucune ponctuation, une liste ininterrompue et quasi exhaustive de tous les défauts (et aussi quelques qualités) de l’homme qui est l’objet de cette adresse, J’aime (POL, 2006). On saura tout. Ainsi que cet homme « panique pour un détail » et « s’énerve pour rien », que changer une ampoule le rend fou, qu’il pose des limites arbitraires alors qu’il ne s’en pose aucune, qu’il monopolise la parole à un dîner sans imaginer que d’autres pourraient ou voudraient aussi parler et que, même pendant que le couple marche dans la rue, il n’attend pas la femme qui est censée marcher avec lui. Une désynchronisation imposée. D’ailleurs il ne supporte pas qu’elle ait des « désirs différents des siens » ou alors il « prend son air buté » et finalement il préférerait qu’elle mette ses désirs à elle « entre parenthèses » tout serait quand même beaucoup plus simple. Parce qu’évidemment elle est là, et elle existe. Alors il « s’impatiente pour un rien » et ne supporte pas qu’elle fasse plusieurs choses à la fois. Elle doit être toujours disponible pour lui, la preuve quand il rentre à vélo il klaxonne et elle doit descendre dans la cour de l’immeuble, il veut être en permanence de centre de son attention et de ses pensées car il trouve ça « naturel et normal ». Mais lui, quand elle lui parle ? « Il fait semblant de l’écouter » et d’ailleurs quand elle parle et que ça l’ennuie, lui, il s’en va simplement. Et quand lui, il lui parle ? « Il refuse de répéter (…) elle n’avait qu’à écouter », point, fin de l’histoire.
La liste des qualités et des curiosités s’insère dans cette liste des défauts. Ainsi « il adore les vieux James Bond les vrais ceux avec Sean Connery » ou « il rend passionnant tout ce à quoi il s’intéresse » ou encore les seules photos qu’il prend d’elle sont celles où elle est photogénique.
« À sa merci sinon rien »
Mais une troisième liste s’insère entre les deux précédentes, plus curieuse ou, en tous les cas, plus originale. Elle aime qu’il la veuille « à sa merci sinon rien », qu’il pense qu’il peut disposer d’elle « comme il l’entend » car « c’est normal c’est ça être une femme » et ainsi qu’il la « prenne sans [lui] demander [son] accord ». Plus précisément, elle aime « qu’il [la] domine, qu’il soit le chef, [son] maître » et même davantage, « être sa chose, me détacher puis revenir parce que c’est ma place ». Il lui a fait découvrir « des choses jamais ressenties avec d’autres » qui l’ont « révélée à elle-même » en lui permettant de « quitter la berge », de prendre le large par rapport à une sexualité que l’on pourrait qualifier de classique, et il lui a justement permis d’avoir ce désir de prendre le large et d’y accéder, de pouvoir nager en haute mer sans crainte. Quelle chance que cet homme qui lui donne l’accès à quelque chose d’important mais de difficile à trouver.
Ainsi, en reconnaissance, par gratitude pour la découverte de cette terre inconnue mais néanmoins vitale pour elle, malgré tous les défauts de cet homme, la narratrice-personnage accepte tout, accepte « qu’il m’emmène où il voudra et qu’il fasse de moi ce que bon lui semblera » car avec lui elle a trouvé la vie. La vie dans son imprévu et ses surprises, dans des itinéraires non balisés qui sont la marque du vivant qui se cherche. Elle est prête pour cela à « devenir sa geisha, son repos du guerrier » car avec cette vie nouvelle qu’il lui apporte, elle découvre que toute vie est une vie sous la mort et qu’il faut « vivre comme si on allait mourir à chaque instant ». Elle est prête à tout.
Passivité active et agentivité sexuelle
Alors, si l’on prend au sérieux la parole de la narratrice-personnage, et il faut la prendre au sérieux, on ne peut que constater un phénomène déjà relevé par Manon Garcia ou Joëlle Papillon, celui du désir d’une femme de consentir à sa propre soumission, non à cause d’une domination masculine mais par agentivité sexuelle. Une agentivité exprimée en son temps par Simone de Beauvoir qui avait écrit dans Le deuxième sexe que « se faire objet, se faire passive, c’est tout autre chose qu’être un objet passif ». Un passage clé souligné par Manon Garcia dans On ne naît pas soumise on le devient (Climats, 2018) pour définir la notion de « passivité active ». Une passivité active qui est l’objet de l’étude de Joëlle Papillon, Désir et insoumission. La passivité active chez Nelly Arcan, Catherine Millet et Annie Ernaux (Presses de l’université Laval, 2018).
Comme le montrent Manon Garcia et Joëlle Papillon, il s’agit d’écouter ce que disent les femmes en prenant au sérieux leurs mots et leur expérience narrée, pour ne pas décider à l’avance ou pour elles si elles sont victimes de la domination masculine, coupables de ne pas rechercher leur liberté ou perverses de trouver un plaisir trouble dans la soumission.
Soumission sans domination
Ainsi J’aime de Nane Beauregard peut venir enrichir le fonds de textes féminins qui tente de faire émerger quelque chose de fragile et de très délicat à qualifier précisément, que Manon Garcia appelle le « plaisir pris à la soumission » sans domination. Un plaisir qui relève peut-être d’un désir profond, mais qui ne peut s’extérioriser dans le contexte de la domination masculine. Un plaisir qui semble important, et qui, parce qu’il est atteint par la narratrice-personnage de J’aime, lui amène une grande gratitude envers l’homme qui lui a permis d’ouvrir cette voie.
Un article de Christian WALTER.
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