Édouard Louis - Photo : Joel SAGET/AFP
Le parcours d’un transfuge volontaire vers une liberté fantasmée
Passer d’un village perdu du nord de la France à la capitale, de jeune homme de la classe populaire à écrivain adoubé par le milieu ? C’est possible ! Certes, le rêve est permis, mais entre le point de départ et la ligne d’arrivée, si tant est qu’il y en ait une, quel chemin doit-on parcourir ? Comment Eddy Bellegueule est-il devenu Édouard Louis, auteur reconnu de cinq romans ? C’est cette épopée que retrace Changer : Méthode paru en 2021 aux Éditions Seuil.
Dans cette autobiographie intense et éloquente, Édouard Louis détaille les étapes de son changement de classe sociale. Là où l’on peut se figurer le transfuge comme un être qui, un jour, a découvert sa différence et a dû prendre de la distance avec son milieu d’origine, il exprime la violence que peut constituer cette transition. Une violence envers les siens, mais avant tout, une violence envers lui-même.
La violence exercée peut-être physique. Édouard Louis évoque ses soins dentaires et, plus scandaleux, un épisode de prostitution visant à les financer.
La violence de classe au cœur du mal-être
On découvre également la violence de classe, la honte d’être ce que l’on est. On suit le narrateur dans la refonte complète de son éducation, la boulimie de lectures pour rattraper le « retard » pris, le mimétisme visant à acquérir les codes sociaux nécessaires à l’ascension : « J’utilisais des mots nouveaux, des mots sans importance, mais qui me semblaient distingués, fastidieux, extraordinaire, bucolique, je ne disais plus huit heures du soir, mais vingt heures, les mots d’un autre monde, et ma mère se moquait de moi, « il parle comme un médecin. » Eddy apprend à s’habiller, à se tenir, à manger (déjeuner et diner plutôt), à s’exprimer, à exécrer son milieu pour mieux s’insérer ; « J’écrivais des messages à Elena pour lui dire que je détestais ma mère ».
La violence envers soi-même
Enfin, la violence la plus éloquente est la violence psychologique que le narrateur ne cesse de s’infliger du début à la fin de sa transformation. La haine de soi est telle qu’il cherche par tous les moyens à s’extraire de ce que ses parents, sa classe sociale, la situation de sa famille ont fait de lui. Le changement de son prénom, qui intervient très tôt, en est la preuve. La honte qu’il ressent, le portrait qu’il fait de lui-même avant sa rencontre avec Elena aussi. Il souhaite ne plus ressembler en rien à ce qu’il a été, tente d’apprendre « un nouveau corps ». Il fait même un serment radical : « Je me suis promis d’éradiquer toutes les marques de ce que j’avais été ».
Une métamorphose au service de la liberté et contre le déterminisme
À quoi bon ces violences ? Qu’apporte cette métamorphose ? Est-on vraiment meilleur, fondamentalement, lorsque l’on dîne au lieu de manger ?
L’ouvrage parle moins de la notion de valeur que de la peur ; la peur mêlée au besoin irrépressible de vivre ; le besoin de liberté. Le narrateur désire la paix et la liberté qu’il ne semble trouver qu’une fois parvenu au succès littéraire qu’il briguait, écrit-il, plus pour se sauver que par passion pour l’art.
Sur son chemin, il touche parfois du doigt cette liberté lors de ses aventures nocturnes par exemple. Tout au long de l’œuvre, les rares moments de clame sont des instants de liberté, presque d’anonymat lors desquels son nom (Eddy Bellegueule autant qu’Édouard Louis) paraît anecdotique. S’il choisit Édouard Louis pour identité, c’est qu’Eddy Bellegueule est trop enfermant. Ce nom et tout ce qu’il signifie l’enferment dans la pauvreté et l’ignorance d’une classe en proie à la précarité constante et irrémédiable.
Changer : Méthode fait le récit d’un combat pour la vie qui nous rappelle la dureté de la lutte des classes, encore profondément ancrée dans l’actualité, tout en mettant en exergue les sacrifices d’un homme qui choisit de voguer contre le courant du déterminisme.
La bourgeoisie comme simulacre de bonheur
Cependant, si lutter contre le déterminisme peut constituer une recherche de liberté, si par sa transformation, Édouard Louis refuse sa condition initiale, il n’évoque jamais les limites de ce changement. Le sentiment qui demeure après la lecture est cette impression de pré verdoyant dans lequel évolue maintenant le narrateur. Il s’est battu, il est sorti de la crasse. Désormais, tout va pour le mieux.
Aucune critique n’est faite de l’aliénation qui peut exister au sein de la grande bourgeoisie. Pourtant, on sait que l’appartenance à cette classe sociale engendre des contraintes. Si l’on se réfère à Proust, roman familial de Laure Murat, on comprend qu’en plus de son homophobie, cette classe sociale enferme l’individu dans des codes, des habitudes et des impératifs presque vide de sens. Édouard Louis, par sa volonté de s’extraire de lui-même, leur donne un sens, mais jamais il ne nuance son impression d’être sauvé. Sa vie est-elle réellement plus douce, plus facile et plus libre depuis son accession à ces sphères qui, rappelons-le, n’apprécient pas particulièrement les pièces rapportées ?
Quelles que soient les émotions que peut nous faire ressentir son témoignage plein d’espoir, le mieux serait de garder en tête que le combat commence sans doute à l’instant où l’on se croit arrivé.
Un article de Jade BANGOURA.
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