Albert Caraco (1919-1971) était un penseur franco-uruguayen de premier plan. Issu d’une famille séfarade cultivée, ce nihiliste d’origine turque débute sa vie d’adulte par des études de commerce à Paris. Obligé de fuir l’Europe durant la Seconde Guerre mondiale, le jeune écrivain en devenir renie peu à peu l’éducation catholique que ses parents lui ont inculquée. Convaincu de la vacuité absolue de toute chose, il met fin à ses jours à 52 ans le lendemain de la mort de son géniteur. Dans Bréviaire du Chaos (L’Age d’Homme, 1982), il disloque méthodiquement toutes les illusions auxquelles nous pouvons succomber à l’aide d’un style digne des plus grands moralistes français.
D’emblée, le philosophe place son curseur sur le but de notre carrière, à savoir la mort. Insensible aux promesses religieuses et politiques, Caraco brocarde avec force les vendeurs d’espoir qui persistent à nier le halo funeste qui entourent leurs entreprises, aussi nobles soient-elles : « Car la vie éternelle est un non sens, l'éternité n'est pas la vie, la mort est le repos à quoi nous aspirons, vie et mort sont liées, ceux qui demandent autre chose réclament l'impossible n'obtiendront que la fumée, leur récompense. » En effet, ce que nous nommons bonheur contient toujours un poison qui reste celui de notre finitude radicale, chaque béatitude masque la loi générale à l’œuvre dans l’Univers, à savoir le dépérissement et l’extinction de toute chose soumise à la dure loi du temps.
A cette malédiction s’ajoute notre solitude fondamentale : l’Homme naît seul et meurt seul. Or, notre espèce est celle qui se repaît de bons mots et d’opiums en tout genre. Les somnambules constituent les plus grands cortèges de notre race : « Eveillés, ils dorment » disait Héraclite. Egalement, les rationalistes et les sensuels cherchent dans leur existence fugace leur opposé en s’excitant par le biais d’un divertissement sans fin. Quant aux croyants, ils jettent un voile pudique sur le processus de démolition qui les guette.
De plus, ce pessimisme foncier de l’auteur fait écho au grand chaos permis par la Révolution industrielle : esseulés, astreints à des professions précaires, les urbains s’entassent par millions au milieu du relent et de l’absurdité existentielle favorisée par le déclin de la religion et du sentiment d’appartenance à une communauté. A la manière d’une termitière vorace, la ville s’étend toujours plus, ce qui a la fâcheuse tendance de faire augmenter les loyers au profit des grands spéculateurs. Par ailleurs, ces derniers se précipitent dès qu’ils le peuvent dans leur maison de campagne, loin des foules anonymes rongées par le désespoir.
Au moment où le progrès technique devrait accompagner le progrès moral, Caraco souligne l’échec total des promesses de bonheur temporel annoncées par la philosophie des Lumières : dès l’an 1914, la guerre prend un tournant atroce, laissant place à la montée des totalitarismes. Désenchantés et asséchés par un scepticisme scientifique glacial, les occidentaux se trouvent face à un monde fermé dont ils n’échapperont jamais : si la religion chrétienne assurait que la Création divine était foncièrement bonne, les esprits se lassent d’un tel récit religieux au profit d’une croyance gnostique dans un univers malfaisant. Orphelins des traditions d’antan, dénudés, les européens renferment un chaos psychique qui est aussi celui de la guerre qui ébranle la terre ferme sous leurs pieds. Egalement, ces mauvaises nouvelles métaphysiques se conjuguent à un asservissement politique.
Si les hommes pensent naïvement être libres, ils ne discernent pas les chaînes politiques qui les entravent ; à l’inverse, ils affirment parfois ne pas pouvoir disposer de leurs faits et gestes, alors qu’ils le peuvent. Livré à l’incertitude et au doute, il est courant pour le commun des mortels de se livrer pieds et poings liés à des petits chefs pourvoyeurs de certitudes : les fauteurs de trouble se délectent d’envoyer leurs troupes au casse-pipe tout en se dispensant de mettre les mains dans le cambouis. Caraco voit dans ce phénomène une pulsion de mort : l’Homme s’immole sur l’autel de la guerre pour échapper à une vie de souffrance, et pour cela tous les prétextes sont bons, y compris les plus risibles. C’est ce qu’il nomme dans une formule brutale restée célèbre : « L’enfer tempéré par le Néant ». Ce niveau zéro de la vie humaine a d’ailleurs des répercussions sur le moral des jeunes gens : gagnés par le nihilisme, ces derniers quittent peu à peu les bancs de l’université, se mettent à déserter les institutions, convaincus par l’inéluctabilité d’un conflit armé futur qui les condamnera à périr dans un brasier fumant.
Dans la rumeur et le relent
Caraco, contempteur des villes modernes, fait de ces dernières le reflet de nos contenus mentaux. Apeurés et fascinés par leur fin prochaine, les humains se lancent dans des projets pharaoniques dans le but de dissiper l’angoisse qui risque de les assaillir à tout moment. Or, l’augmentation exponentielle de la population mondiale liée à l’amélioration récente des conditions de vie recèle paradoxalement une barbarie latente : irrités par une promiscuité étouffante, les citadins pourraient un jour perdre leur moyen en se livrant à des exactions de masse. Dépossédé par un dispositif industriel devenu trop puissant, l’homme moyen perd la main, ce qui ne fait qu’accroître son aliénation. Les immeubles, quant à eux, sont toujours plus standardisés et laids, ce qui n’est pas sans incidence sur la santé mentale de ses habitants : « la folie couve désormais sous nos immeubles de cinquante étages » écrit le pessimiste.
Si nous pouvons pester quant au constat esthétique de cette architecture bâtie à l’image de nos cauchemars, cela n’est pas suffisant. Caraco décèle dans cette tendance un vide métaphysique alarmant : l’Occident, fier de lui-même et sécularisé, s’est dépouillé de ses nourritures spirituelles. Dieu est mort et les dieux païens ont déserté notre continent depuis l’aube chrétienne. Si une ville nous répugne, c’est qu’elle contredit les principes censés présider au développement d’une civilisation saine et éprise de beauté. A l’avenir, les archéologues s’écriront, dépités : les Occidentaux du XXème siècle adoraient la folie et la mort. Si de nombreux esprits peuvent penser que ces dernières sont des défauts qui masqueraient une grandeur religieuse, le nihiliste Caraco postule au contraire que les religions contenaient en elles la démence : seulement, le goût immodéré de la science moderne pour la Vérité a mis à nu l’indigence ontologique de notre condition.
Or, cette lucidité ne peut convenir à la foule qui s’entiche jour et nuit d’illusions confortables : les idées mènent le monde, et les hommes se font toujours une joie de se sacrifier pour elles. L’analyse scrupuleuse de leur vérité intrinsèque ne les intéresse guère : les jeunes gens qui s’enquièrent honnêtement de celle-ci basculent du jour au lendemain dans la folie, sans possibilité d’une consolation spirituelle ou religieuse.
En outre, le philosophe souligne la prégnance du spectacle dans les mentalités modernes : puisque l’Enfer est méthodiquement répandu sur une Terre qui éclate, puisque les anciens récits ne nous comblent plus, il nous faut du pain et des jeux dans le but de nous divertir de l’instant fatidique. Caraco analyse les effets de cette influence néfaste : la sensibilité s’émousse, les émotions se mécanisent, tandis que l’entendement, notre faculté de distinguer les choses entre elles, se dissout. Cependant, l’amusement cessera un jour ou l’autre : « Nous revenons au cirque de Byzance et nous en oublions nos vrais problèmes, mais sans que ces problèmes nous oublient, nous les retrouverons demain et nous savons déjà que lorsqu'ils seront insolubles, nous irons à la guerre. »
A la foire permanente s’ajoute la fabrique du consentement des masses par le truchement du mensonge : les gazetiers, épris d’imposture, font miroiter une société parfaite où les hommes pourront boire l’eau des pôles, faire leurs besoins sur les banquises, jeter des déchets ad nauseam dans la Nature, tout en colonisant à l’envie les planètes du système solaire. Or, l’auteur nous rappelle que ces billevesées sont jetées en pâture aux foules au moment où une très large partie de l’humanité vit dans une misère abjecte, et où les peuples opulents sont menacés par une guerre qui risque de les ramener à l’antique indigence.
Enfin, Caraco s’emploie à mettre en évidence les racines profondes de notre psychisme sécréteur d’illusions.
La proie de l’ombre
S’il est un critique de talent, le pessimiste ne se contente pas d’une plainte stérile. En philosophe conséquent, il cherche quels peuvent bien être les ressorts profonds qui poussent les humains dans une recherche éperdue de miroirs aux alouettes. D’après lui, la destinée suprême des générations est le néant : le bien et le mal, les gentils et les méchants, n’existent pas en soi. Ces distinctions sont, dans les faits, humaines, trop humaines : certes, l’Univers nous englobe, mais il n’a pas de pitié à notre égard dans la mesure où il n’est qu’un enchaînement impersonnel de causes à effets où nous occupons une place infime. Puisque l’Homme ne supporte pas d’être, stricto sensu, le centre du monde, il peuple le cosmos de dieux qui ne sont que les fruits de son imagination chimérique : « En vérité, la source des idées religieuses et morales est en l'homme, la chercher hors de l'homme est un non-sens, l'homme est un animal métaphysique et qui voudrait que l'univers n'existât que pour lui, mais l'univers l'ignore et l'homme se console de cette ignorance en peuplant l'étendue de dieux, dieux faits à son image ».
Ainsi, la nature de l’Univers est décelé, il s’agit de l’indifférence total vis-à-vis de nous, pauvres mortels. Si l’impassibilité règne dans le grand Tout, le philosophe doit faire preuve d’un détachement glacial vis-à-vis de ce qui l’entoure : c’est le prix à payer si nous souhaitons faire preuve de mesure, de cohérence et d’objectivité. Cependant, Caraco ne se fait pas d’illusions : la plupart des hommes demeurent la proie des idées fausses. Attachés à la logique de l’espèce, ces derniers pensent bien souvent que leur vie a du sens, qu’elle n’est pas si tragique que cela, d’aucuns perçoivent en la mort l’espérance d’une vie éternelle dédiée à la contemplation béatifique du Créateur.
Cette volonté du philosophe d’aller au fond du vide de l’existence invalide les espérances temporelles : les intellectuels qui étudient la société, tout en échafaudant les fondations d’une Jérusalem terrestre, se fourvoient nous dit Caraco. En effet, ce dernier affirme sans ambages que « la société n’est rien » : les « somnambules spermatiques » qui la composent, en proie à l’ombre et à la dissolution, sont effacés par le temps, seuls les hommes illustres passent à la postérité. Cette montée progressive de l’amour des masses se concrétise dans les cérémonies d’hommage au Soldat Inconnu : or, le chaos de l’anonymat restera toujours balayé par l’Histoire humaine, qui est elle-même une parenthèse dans l’économie de l’Univers.
La conséquence logique de cet impératif philosophique qu’est l’apathie doit se concrétiser dans la stérilité : inutile de perpétuer une catastrophe dénuée de sens. Or, Caraco sait pertinemment que l’ordre des prêtres et des marchands a besoin de continuer à prospérer et à immoler ses victimes sur l’autel de Dieu ou de l’argent. Les révolutions ont beau échouer, les intellectuels ont beau être désavoués, la catastrophe a beau continuer, le genre humain ne sera jamais assez courageux pour tendre vers cette équanimité imitant l’indifférence du monde à son égard.
Sombre et précis, Bréviaire du Chaos dérange autant qu’il fascine. Son écriture, empreinte de préciosité classique, frappe par sa violence autant que par sa virtuosité formelle. Au moment où la crise écologique remet en cause la viabilité de notre vie sur Terre, (re)lire les lignes de ce nihiliste forcené nous pousse aux réflexions les plus radicales.
Un article de François LUXEMBOURG.
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