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Constellation 

Photo du rédacteurCristina RIOU

Créativité et troubles mentaux : entre fantasmes et réalités

Dernière mise à jour : 28 oct.

Les découvertes scientifiques contemporaines confirment une idée ancienne, née dans l’Antiquité : il existe un lien entre troubles mentaux et créativité. Platon parlait déjà de « folie divine », tandis qu’Aristote suggérait une relation entre mélancolie, génie et créativité. Depuis, théoriciens et philosophes de tous les siècles ont exploré cette idée. Denis Diderot écrivait ainsi que « les grands artistes ont un petit coup de hache dans la tête », reprenant cette idée antique et précisant que les états d’âme extrêmes peuvent influencer la création artistique. Ce concept est également le titre d’un ouvrage du psychiatre Raphaël Gaillard, 

Les grands artistes ont un petit coup de hache dans la tête.

 

Dans ce livre, Gaillard propose une approche historique et scientifique, dévoilant les résultats de récentes recherches sur ce qu’il appelle le « lien de parenté » entre créativité et troubles mentaux. Ces études suggèrent l’existence de « gènes de vulnérabilité », influençant à la fois la créativité et la santé mentale. Cependant, Gaillard insiste : ce lien de parenté n’implique pas de superposition. Autrement dit, avoir une maladie mentale ne fait pas de quelqu’un un artiste, et être artiste n’entraîne pas forcément des troubles mentaux. Face à cette complexité, une question persiste : comment les artistes eux-mêmes perçoivent-ils cette relation entre créativité et troubles mentaux, et comment cela se reflète-t-il dans leur art ?

 

Témoignages directs : représenter consciemment ses troubles


Vivre avec une maladie mentale entraîne souvent des périodes de souffrance, d’incertitude et d’angoisse. Certains artistes utilisent cette expérience comme matière première, y trouvant un moyen de catharsis.

 

L’artiste norvégien Edvard Munch (1863-1944) en est un exemple frappant. Son enfance, marquée par la perte de sa mère et de sa sœur, a contribué à un pessimisme et à des tendances dépressives. Ses œuvres, comme son célèbre tableau Le Cri (1893), incarnent ses angoisses existentielles et sa vision du monde. Les couleurs vives, les contrastes marqués et les thèmes sombres de ses peintures traduisent cette tension émotionnelle. Pour Munch, l’art est un exutoire, une façon de transformer ses luttes intérieures en créations puissantes et expressives.

 

De son côté, l’artiste japonaise Yayoi Kusama (née en 1929) invite le public à plonger dans ses obsessions. Elle vit avec des troubles obsessionnels compulsifs, des hallucinations et une profonde dépression. Dès l’enfance, elle est frappée par des visions, comme celle d’une nappe aux motifs floraux se répandant dans toute la pièce. Elle en fait le cœur de son travail : en accumulant motifs et installations immersives, Kusama recrée ses hallucinations pour mieux les apprivoiser. Ses installations, saturées de motifs, créent une « oblitération » — dissolution de l’espace et, symboliquement, de l’individu dans un univers visuel qui reflète ses propres obsessions.

 

Évocations indirectes : lorsque le trouble transparaît malgré tout

 

Chez certains artistes, la maladie mentale influence leur travail sans en devenir un thème explicite.

 

Vincent van Gogh (1853-1890) incarne cette forme d’expression. Bien que souvent diagnostiqué a posteriori, il est probable qu’il souffrait d’un trouble bipolaire, peut-être accompagné d’épisodes épileptiques. Son œuvre révèle une intensité émotionnelle et un style unique, caractéristiques de ses états mentaux fluctuants. Ses œuvres les plus marquantes, comme La Nuit étoilée (1889), témoignent de cette agitation intérieure. Van Gogh cherchait à saisir des émotions universelles, mais ses toiles, avec leurs tourbillons de couleurs et de lumière, expriment aussi sa propre lutte contre le chaos intérieur. Peu avant sa mort, ses dernières toiles révèlent un sentiment de solitude extrême, où la « tristesse » s’étend sur les toiles comme un dernier cri.

 

Adolf Wölfli (1864-1930), quant à lui, fut interné la majeure partie de sa vie pour schizophrénie. Son œuvre est monumentale : plus de 3 000 dessins et 25 000 pages. Il crée un univers imaginaire pour échapper à sa réalité. Dans son travail, mots et motifs se mélangent, formant une symphonie visuelle et sonore, à la fois structurée et chaotique. Son art témoigne de sa réalité mentale, sans intention consciente de la dévoiler.

 

S’exprimer sans se réduire à son trouble


Certains artistes ont choisi de ne pas faire de leur santé mentale un sujet central dans leur art. Pour eux, créer est une manière de transcender leurs difficultés sans les exposer.

 

Georgia O’Keeffe (1887-1986) en est un parfait exemple. Bien qu’elle ait souffert de dépression au point d’être hospitalisée, elle choisit de concentrer son art sur la nature et la beauté. Ses peintures de fleurs, aux lignes douces et aux couleurs éclatantes, sont empreintes de calme et de sérénité. O’Keeffe préfère explorer la sensualité des formes naturelles et la joie de la vie, loin de toute évocation de ses souffrances personnelles.

 

De même, Agnes Martin (1912-2004), diagnostiquée schizophrène, n’a jamais exprimé ses troubles directement dans son art. Connue pour ses œuvres minimalistes et ses motifs géométriques, elle crée des compositions d’une grande pureté visuelle. Martin explique chercher dans son art une forme de méditation, un refuge où elle peut exprimer la paix intérieure qu’elle souhaite transmettre. Ses œuvres, empreintes d’harmonie et de tranquillité, reflètent son désir d’aller au-delà de ses troubles pour atteindre un état spirituel apaisé.

 

La relation entre troubles mentaux et créativité est complexe et individuelle. Chaque artiste adopte une approche unique, choisissant de s’inspirer de ses troubles, de les exprimer indirectement, ou de s’en détourner complètement. Être artiste et vivre avec une maladie mentale n’implique pas nécessairement de les unir dans le processus de création. Les œuvres peuvent refléter les luttes intérieures ou, au contraire, exprimer des idées éloignées de cette réalité personnelle.

 

Comme le résume le talk organisé par Musae, chaque artiste trace son propre chemin, exprimant parfois son trouble pour le partager, le transcender, ou simplement pour s’en distancier. Camille Racca, par exemple, utilise le dessin pour « exorciser » ses expériences, tandis que d’autres, comme Anna Majidson, peuvent rencontrer des obstacles à la création en raison de leur santé mentale. Gérard Garouste incarne quant à lui une quête personnelle où l’art et la lutte contre la maladie mentale s’entrelacent, sans se limiter l’un l’autre. En somme, la création ne se limite pas aux défis de l’esprit ; elle transcende les étiquettes, libérant l’artiste de toute contrainte, y compris celle de son propre vécu. Un article de Cristina RIOU.

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