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Constellation 

Photo du rédacteurLéa WATERHOUSE

"Faut-il séparer l'homme de l'artiste, et l'œuvre de l'homme ?".

Dernière mise à jour : 29 sept.

Voici une question qui met sévèrement mal à l'aise. Rappelez-vous de roman Polanski, accusé de diverses agressions sexuelles dont le viol d’une fille de 13 ans. On a d'un côté un homme de renom, sensible, talentueux, et de l'autre côté un pédocriminel. Problème ces 2 personnes habitent le même corps. Autre problème, ce cas est loin d'être unique : Picasso, Gauguin, Simone de Beauvoir, Heidegger, et j'en passe... autant d’artistes scandaleux, qui nous déçoivent. Le choc est parfois brutal, alors pour s'en sortir, que fait-on ? doit-on séparer l’homme de l’artiste pour continuer à apprécier ses œuvres ? Cet article s’appuie sur le livre « Peut-on dissocier l'œuvre de l'auteur » de la sociologue Gisele Sapiro. Nous verrons les arguments pour et contre cette dissociation et puis nous réfléchirons surtout à « l’après ». Nous aimerions tous avoir un avis moral tranché sur la question, mais peut être que nous prennons le problème a l'envers : peut-être que le débat n'est pas de déterminer si un artiste est condamnable, mais plutôt que faire de son œuvre une fois que l'on sait que l'artiste est condamnable.


Gisele Sapiro, née en 1965, est une sociologue française, directrice de recherche au CNRS et directrice d'études du Centre européen de sociologie et de science politique. Selon elle, la question est un vieux débat puisqu'on a toujours supposé que l'auteur met quelque chose de lui, de sa morale personnelle dans son œuvre. Cela remonte au Moyen âge mais, on retrouve surtout cette question dans le mouvement romantique. Le débat pose la question du comportement des artistes hors de l'œuvre, car les auteurs sont souvent érigés comme des héros culturels par nos sociétés. On leur donne une exemplarité, on les consacres comme grands hommes de la nation, un peu comme les saints d’une religion laïque qui a servi, à construire l’identité nationale. On commémore leur naissance leur mort, ce qui montre d'ailleurs que c’est bien la personne qu'on célèbre, et non l'œuvre.  De nos jours il y aurait, 3 phénomènes qui convergent pour expliquer pourquoi le débat revient sur le rapport entre la morale de l’artiste et la morale de l’œuvre     :- le mouvement #metoo ou balance ton porc : un mouvement de dénonciation des abus des artistes, dans la sphère publique.           - la cancel culture, ou culture de suppression : le fait d'annuler des personnes qui auraient commis des actes condamnables           - la commémoration et réédition d'auteurs qui ont été condamnés par le passé.


Les partisans de la séparation


Vous l’avez surement remarqué, 2020 a été une grosse année pour les réseaux sociaux. Elle a développé la culture du bannissement, un phénomène de boycott culturel et social à la suite du mouvement #metoo. Il y'a eu un déversement d'accusations sur les réseaux sociaux. Cette vague de dénonciation a écorchée le milieu artistique, à juste titre, car les scandales et les agressions dans ce milieu étaient particulièrement tabous. Pour certains c’est une libération de la parole, d'autres c’est



un jeu dangereux pour la démocratie. En tout cas, ce mouvement a fait naitre une conscience morale dans le domaine de l'art.


Il existe plusieurs manières de faire scandale : par des conduites privées, de type agression, par des positions idéologiques, des incitations à la haine, ou si l'œuvre même heurte la sensibilité. Pour les partisans de la dissociation homme/artiste, on ne juge pas la morale d'une œuvre, on juge la morale de l’artiste. Par exemple, Polanski est accusé de violences sexuelles, mais l’artiste ne fait pas l'apologie de la pédocriminalité dans son œuvre. Bertrand Canta, chanteur de Noir désir, ne fait pas l'apologie de violences conjugales dans ses chansons. Cela implique qu’on ne trouve pas nécessairement une partie  de l'auteur dans son œuvre. Alors il vaut mieux dissocier les deux. Gisele Sapiro appelle ça "la position esthète". Les esthètes appellent à juger l'œuvre pour elle-même, son excellence, et c’est une tradition française depuis le XIX -ème siècle. Les esthètes défendent l’autonomie de l’œuvre au nom de la liberté de l’art. On attribue souvent une intentionnalité à l'artiste dans son œuvre, mais le sens de l’œuvre peut échapper à l’auteur. Il y a des cas où on peut donner une signification à l’œuvre qui est différente de celle que l'auteur avait l'intention de donner. En ce sens, cette position favorise la déresponsabilisation de l’artiste face à son œuvre. Pourtant, on voit bien que Les Ligues pour la liberté de l’art n’ont jamais obtenu qu’elle soit juridiquement codifiée en accordant à l’œuvre ou à l’artiste un statut d’exception. Ce phénomène s’est déjà produit en France : Flaubert qui était accusé d'outrage aux bonnes mœurs dans son livre « Madame Bovary », a été exempté de peine après son procès car on a précisément reconnu une distance entre l’auteur et l’œuvre. Aujourd'hui en revanche, juridiquement, un auteur est tenu pour pénalement responsable des idées qu’il diffuse, et il est soumis aux règles qui limitent la liberté d'expression comme tout le monde. Si son œuvre est condamnable c'est bien l'artiste qui est condamné. Ce n'est pas Madame Bovary qui serait allée en prison, c’est bien Flaubert. Dans la position esthète, il n'y a que l'appréciation de l'œuvre qui prime, indépendamment de la réalité sociale dans laquelle on vit. Et ce phénomène peut conduire à « l’abus d’autorité ». Laisser Depardieu avoir un comportement abusif, parce que c'est l'acteur que l’on connait, l'autorise à se mettre en position d'abus d'autorité.


Introduire une éthique dans le domaine de l’art



Peut-être que l'univers fictionnel, nous brouille, et qu'il faudrait regarder du côté de la justice. La question #metoo demande que l’on applique une éthique déontologique professionnelle, à l'art. Les médecins et les avocats prêtent serment, mais cette dimension éthique ne s'inscrit pas dans le domaine de l'art. On en vient du coup à créer une échelle d'acceptabilité, comme si l’art transcendait la justice : c’est-à-dire que dans certains cas, ça dérange, mais d'en d’autres non. Pour Harvey Epstein c'est presque une centaine de femmes qui ont porté plainte pour agression. Comment peut-on agresser sexuellement une centaine de femmes dans une vie ? Si tu as juste harcelé des femmes mais que tu as un oscar, c’est passable, si tu as mis enceinte de nombreuses pré-adolescentes mais peint des toiles célèbres, c’est passable.  On dit que Picasso est un génie : "quand même… il a peint Guernica, inventé le cubisme..", on s’en fiche de savoir qu'il était misogyne, abjecte, violent, manipulateur,  agresseur. Dans ce cas, on utilise l'œuvre comme bouclier pour protéger l'artiste. S’il n’était personne, on s'en ficherait. On ne dit pas d'un boulanger qu’il a touché des petites filles de 6 ans mais tout de même ses baguettes de campagne sont délicieuses. Alors à votre avis : Quand Bertrand Canta a tué Marie Trintignant, il a tué la femme ou l'artiste ?  


Nous entendons souvent aussi "autre époque, autres moeurs", mais ni l'époque ni le contexte n'est une circonstance atténuante d'aucun crime. Dans une société civilisée seule la justice décide des délits. Le problème est présent lorsque la justice est défaillante et lorsque les artistes peuvent se racheter une conduite après s’être comporté comme des monstres. L'artiste essaye de racheter l'homme au travers son art. Peut-être qu'en réalité, il n'y a pas de débat. Mais qu'il faut introduire des nouvelles dimensions au débat. Les artistes doivent avoir une responsabilité morale, ils influencent la culture populaire et le publique. La justice elle, devrait introduire cette dimension morale et éthique dans le monde de l'art pour mieux nous protéger. Enfin se pose la question de la responsabilité collective. L'artiste est poubelle, et maintenant on fait quoi, on jette aussi son œuvre ?


Quelle attitude adopter après ?


Finalement on sépare l'homme de l’artiste car on aime bien son œuvre, donc c’est embêtant de ne plus pouvoir en profiter, mais aussi parce que l'alternative est difficile à supporter. Reprenons le cas des artistes agresseurs. Les agresseurs ne sont pas une espèce qui sortent la nuit quand tout le monde dort pour sauter sur les femmes dans la rue, attirés par les talons aiguilles. Malheureusement, 80% des viols sont commis par des proches de la victime. Les monstres sont parmi nous, et ça, c’est dur à supporter. Ils sont nos collègues, nos amis, nos voisins, nos époux, nos patrons... vous imaginez un peu la terreur, d'accepter cela ? On ne peut pas les anticiper les repérer. Et Heidegger le philosophe qu’on enseigne, membre du parti nazi, et Simone de Beauvoir philosophe iconique du féminisme également pédophile ? Que faire : appeler à la responsabilité de chacun.


- doit on bannir à tout jamais les films de Polanski ? la réponse est non - doit on arrêter de financer les films de Polanski, et lui donner des récompenses, après ces accusations ? oui. Il y a des implications à soutenir financièrement et publiquement des artistes controversés. L’état devient complice.- doit on bruler les œuvres de Picasso ? non.- doit éviter d'enseigner Picasso en le glorifiant dès la primaire ? oui. L'éducation est responsable de l'image qu'elle donne des auteurs et artistes. Attention à l'image qu'on veut véhiculer d'eux, ils ne sont pas hors du social et hors de la justice.- doit on censurer les toiles tahitiennes de Gauguin ? non.- doit on restituer les œuvres exposés dans un contexte ? oui. A berlin, une exposition déconstruit le mythe de Gauguin. Elle aborde les polémiques sur sa pédophilie, et son colonialisme en restituant l'œuvre dans son contexte.  Alors soit, On peut continuer d’admirer les toiles de jeunes tahitiennes dénudées, mais à condition de savoir que ces jeunes filles ont 13 ans et qu'elles étaient abusées par Gauguin, lui même infecté par la syphilis. - doit on interdire de lire Heidegger ? non- doit on arrêter de rééditer ses livres ? oui ce serait surement mieux d'éditer des auteurs qui n’étaient pas nazis.


En conclusion, « toutes les victimes de viol d’artistes savent qu’il n’y a pas de division miraculeuse entre le corps violé et le corps créateur », ce sont les mots de Virginie Despentes dans Libération le lendemain des Césars 2020. La question peut-on séparer l'homme de l'artiste, ne devrait ni appeler au débat, ni à la censure, elle doit appeler à une responsabilisation collective. La responsabilité de l'éducation nationale à ne plus glorifier des personnes condamnables. La responsabilité des intermédiaires à ne plus exposer des œuvres d'artistes scandaleux sans le contexte de l'œuvre, la responsabilité de l’État à ne plus financer des hommes hors la loi. Pour tout le reste il n'est que responsabilité individuelle.

 

Un article de Léa WATERHOUSE.

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