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Constellation 

Frédéric Schiffter : Le Peuple, un mot sans la chose ?

Dernière mise à jour : 28 avr.


Frédéric Schiffter est écrivain. Ancien professeur de philosophie, il est l’auteur d’une quinzaine d’essais salués par la critique mais aussi le lauréat du prix Décembre 2010 et du Prix Rive Gauche 2016. Au sein de ses ouvrages, ce nihiliste balnéaire brise les idoles humaines sans pour autant chercher à en bâtir d’autres. Dans Contre le Peuple (Séguier, 2020), l’essayiste analyse un concept politique aussi vague que creux : le Peuple. Un essai décapant.

 

D’emblée, l’auteur relate une scène qu’il a vécue plus jeune : ouvertement apolitique et dandy, Frédéric Schiffter balaya d’un revers de la main les offres politiques de gauche vantées par ses camarades engagés, ce à quoi les militants répliquèrent : « Les ennemis du peuple dans ton genre on les retrouvera ! ». Quarante ans plus tard, ce terme si employé en politique ressurgit avec les manifestations des Gilets Jaunes : de nombreux manifestants ont accusé le président de la République d’avoir « poignardé le peuple dans le dos » en faisant ouvertement le jeu des « élites ». La foule contestataire accusait plus généralement les citoyens attentistes de « mépriser la souffrance du peuple français ». Interpellé, le philosophe voulut s’enquérir de ce qu’était substantiellement le peuple : rien de concret sous le soleil, mais une pluralité de définitions. Tour à tour gauchiste, droitier, poujadiste, démagogique, l’emploi de ce terme est tellement varié qu’il finit par ne plus rien dire. Ainsi, un travail de généalogie conceptuel s’impose.


Avant tout, l’essayiste rappelle une distinction classique en philosophie entre les réalistes et les nominalistes : selon les premiers, il existe des réalités indépendantes de l’esprit humain, telles que la Justice, le Bonheur ou encore la Vertu. A l’inverse, le nominaliste postule qu’une chose existe dans la mesure où on la nomme. Partisan nominaliste du refus de l’universel, Schiffter constate un réel intrinsèquement hétérogène en fonction des situations, « différant » aurait dit Jacques Derrida. Seuls le singulier, l’altérité et l’occasionnel existent, et non pas des entités flottantes et anhistoriques. Dans l’Antiquité grecque, quatre termes désignaient le peuple : l’ethnos qualifiait certaines coutumes communes d’un groupe humain ; le laos certaines personnes se déplaçant dans les rues de la Cité ; l’ocklos la foule déchaînée ; et le demos la somme d’individus ayant le même droit de Cité. Or, les femmes, les métèques et les esclaves ne pouvaient être citoyens : le peuple réellement actif se composait d’un petit groupe d’hommes athéniens de souche. Nous constatons donc que ce terme renvoie à une foultitude de réalités.


Également, l’auteur le rappelle, c’est un tribunal issu du demos grec qui a condamné Socrate à boire la cigüe : la connotation méliorative du « peuple » est donc relativisée. En 1789, les conventionnels français regroupent, pêle-mêle, les bourgeois, les rentiers, les artisans, les paysans et les gens de petits métiers sous le terme globalisant de « peuple » : plus généralement, ce signifiant recouvrait tous les métiers ne faisant pas partie du clergé et de la noblesse. Les particularités du corps social furent fondues en un tout, la France, pays qui prétendait transcender les clivages de classes.

Loin d’être essentiellement politique, le concept prit une tournure raciale au XIXème siècle. Herder, philosophe romantique critique des Lumières, se mit à parler de Volksgeist, un « esprit du peuple » propre à un peuple enraciné et homogène : pire que cela, le mot devint synonyme de « race » à comprendre comme classification biologique de l’humanité en groupes distincts et hiérarchisés. Ainsi, les clichés pullulèrent : L’Allemand devint le discipliné, l’Anglais le sournois, le Français le rebelle. Au XXème siècle, la conception du peuple raciale eut les conséquences tragiques que l’on sait, tandis que l‘idole du peuple politique mena au bolchevisme russe.


Dénué de consistance ontologique, il a fallu mystifier « le peuple » en le mythifiant : en mars 1882, Ernest Renan prononce son célèbre discours Qu’est-ce qu’une nation ? Ouvertement partisan de la mystification de l’histoire, de « l’oubli », mais aussi de « l’erreur historique », le philologue plaide en faveur de la mauvaise foi : il faut que « tous les individus aient beaucoup de choses en commun et aussi que tous aient oublié bien des choses ». Ainsi, il fut nécessaire d’écrire un roman national mensonger : en plus de travestir les faits historiques, les autorités de l’époque créèrent les « grands hommes ». Clovis, Jeanne d’Arc, Vercingétorix, Napoléon et autres furent utilisés par une propagande fallacieuse. Or, nous pouvons nous demander : comment se fait-il que cela prenne si bien ? Le philosophe Clément Rosset nommait cela « grandiloquence » (Le Réel) : par la seule force d’un procédé rhétorique fumeux, nous pouvons amplifier une réalité sans allure. Le peuple acquit une importance par ce biais : Michelet, historien romantique et sentimental, exalta ce terme dans un ouvrage homonyme (Le Peuple). Groupe humain laborieux et endurant, il fut encensé par l’auteur. Etrangement, ce dernier exclue les ouvriers de sa description du Peuple : non liés à une terre et à un héritage fondé sur le savoir-faire, ces derniers ne pouvaient prétendre à la noblesse des artisans.

Ainsi, nous l’avons vu, les acceptions du terme « peuple » sont très fluctuantes. Étudions à présent la critique du philosophe de l’extension de la vulgarité à l’ensemble de la société.

 

Une plèbe riche et une plèbe pauvre


Tout d’abord, Schiffter appuie ses analyses sur la pensée de l’essayiste Christopher Lasch : si les années 1920 laissaient présager le règne des masses détruisant le petit nombre des meilleurs, les années 2010 ont au contraire favorisé le despotisme d’une hyper-bourgeoisie mondialisée. Jadis, les acteurs sociaux diplômés, petits bourgeois, pensaient avoir une part du gros gâteau capitaliste : or, ils se sont paupérisés au même titre que le prolétariat touché de plein fouet par la désindustrialisation. Le populisme, de droite ou de gauche, a bénéficié de ces humiliations sociales : il a prospéré sur la rancœur des masses envers les « élites », terme aussi imprécis que celui de peuple. Si ces dernières donnent une colonne vertébrale au corps social selon Lasch, elles désignent un petit groupe cultivé et libre s’adonnant à l’art, au savoir, ou à la philosophie chez Ortega Y Gasset : en effet, certaines périodes historiques florissantes ont été la résultante d’un élitisme forcené, pensons par exemple à l’Athènes classique, à l’Espagne arabo-andalouse, ou encore à l’Italie de la Renaissance. Cependant, cette volonté esthétique d’embellir le monde s’est perdue : démocrates, fascistes et communistes se sont ligués autour de démagogues, le droit à la vulgarité s’est imposé partout. En effet, les happy few s’adonnaient jadis à l’otium, mode de vie aisé favorable à la création artistique, désormais la bourgeoisie est asservie au culte du négoce. Les petits bourgeois satisfaits d’eux-mêmes cadenassent le corps social : le philosophe espagnol Ortega Y Gasset les qualifie de « petits messieurs satisfaits » (La révolte des masses). Obsédés par la « réussite » et par l’appât du gain, les patrons tout autant que leurs salariés emploient la totalité de leur temps à leur besogne : Marx lui-même le disait, l’aristocratie, jadis armée et attachée à l’honneur, devient dans le monde moderne « le sous-prolétariat arrivé en haut de l’échelle sociale » (La lutte des classes en France). En effet, elle s’en rapproche tant dans ses goûts que dans ses activités, ce qui fera dire à Flaubert dans une formule provocante : « Tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. Le rêve est en partie accompli. Il lit les journaux et a les mêmes passions » (Lettre à George Sand, 1871).

De plus, Schiffter donne en partie raison à Pierre Bourdieu, la bourgeoisie concentrait jadis un certain nombre de capitaux (culturel, financier, symbolique) : désormais, cela est faux. Les philistins acquis à la logique de la spéculation financière fanfaronnent devant des œuvres d’art contemporaines souvent creuses tant sur la forme que sur le fond, mais ils n’ont pas cette finesse d’apprécier une toile cérébrale et délicate. De la même manière, les masses vont affluer au sein des musées, sans réellement fournir un effort dans le but de comprendre ce qui se présente devant eux. A ce propos, le moraliste colombien Gómez Dávila émettait un jugement cruel : « Il n’y a plus de classe supérieure ni de peuple ; il n’y a qu’une plèbe riche et une plèbe pauvre » (Carnets d’un vaincu).

Analysons maintenant la déconstruction du mythe du bon peuple réalisée par l’auteur.

 

L’indécence ordinaire 


Parmi les nombreux mythes concernant le peuple, il y a celui de « la décence commune » théorisée par George Orwell (Le Quai de Wigan) : soumis à une exploitation féroce, les prolétaires seraient naturellement prompts à adopter une éthique humaniste et généreuse propice à l’établissement d’une société plus juste. Vieille antienne issue d’une certaine gauche, elle est d’abord énoncée par l’anarchiste Proudhon dans son Manifeste du peuple : il existerait une « horreur du vice » et un « entraînement à la vertu » naturels chez les plus pauvres. De nos jours, cette ritournelle est reprise par Jean-Luc Mélenchon, Bruce Bégout, ou encore Jean-Claude Michéa. A force d’essuyer les affronts d’une structure sociale qui les opprime, les prolétaires seraient plus enclins à la bonté et à la simplicité. Peu sensible à cet argumentaire, Frédéric Schiffter procède à une démystification de cette mythologie naïve : Bégout, défenseur de la thèse orwellienne, reconnaît que les masses ont tendance à verser dans la logique du « bouc émissaire », ce que le XXème siècle a amplement démontré. Plus récemment, le film Dupont Lajoie d’Yves Boisset dépeignait une scène violente où d’honnêtes travailleurs français « de souche » s’en prenaient à des étrangers, accusés de voler leur travail ; ce qui n’est pas sans rappeler les scènes atroces de lynchage d’afro-américains par des hommes blancs et pauvres aux Etats-Unis. Ici, nous comprenons que le mythe du brave homme simple en prend un coup.


Également, cette fascination sans borne pour la décence ordinaire a eu une incidence sur les critiques d’art qui éprouvaient de la tendresse envers le travailleur du quotidien : Orwell, bigot dans son rapport à l’art, dénonce avec vigueur La vie secrète de Salvador Dalí où l’artiste excentrique fait référence à la pornographie, à la mort, et au fait de déféquer : pudiques et honnêtes, les braves gens du peuple ne pourraient pas approuver ce « livre qui pue » (Les privilèges des clercs). De la même manière, Proudhon fait de l’art une « représentation idéaliste de la nature et de nous-mêmes en vue du perfectionnement physique et moral de notre espèce » (Du principe de l’art et de sa destination sociale) : censé défendre une toile de son ami Courbet, il en censure la fantaisie.


En outre, Schiffter souligne à quel point la common decency est une idée à laquelle seuls les intellectuels peuvent souscrire : à l’inverse, il souhaiterait écrire une épaisse et réaliste « Histoire des crimes populaires ». Dans le sillage de Clément Rosset, l’auteur voit dans toute pensée moralisante les germes du crime : c’est toujours au nom d’un honneur bafoué, de la transgression d’un interdit moral que l’on se met à persécuter, tuer, agresser, violenter. Les mafias et les truands ont toujours un code d’honneur à respecter scrupuleusement : celui qui déroge à la règle sera molesté ou abattu.


Enfin, l’essayiste pointe les ambiguïtés politiques du théoricien de la décence commune :  brocardant les artistes anormaux, Orwell assimila Dalì à un « esprit malade », à un « pou », et à un « indésirable » symptomatique d’une société viciée. Entendait-il procéder à une désinfection artistique ? Cela serait paradoxal pour un écrivain si farouchement anti-totalitaire. Il serait aussi étrange d’occulter sa biographie : cet anarchiste conservateur fut un officier dans la police coloniale britannique en Birmanie, maniant la trique contre les autochtones. Drôle de rebelle épris des mœurs populaires...

 

Insolent et pertinent, Contre le Peuple déboulonne l’idole de notre temps, le signifiant vague et creux qu’est « le Peuple ». Tour à tour fasciste, démocrate, populiste, poujadiste et gauchiste, le peuple est si divers et ondoyant que l’on peine à en dégager une définition précise. Au moment où la démagogie règne et où les « messieurs satisfaits » prospèrent, (re)lire cet essai est un exercice d’hygiène intellectuelle.


Un article de François LUXEMBOURG.

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