Le poète Luv Resval nous a quittés le 21 octobre 2022, à 24 printemps. Déjà 2 ans que le Chevalier du Rap s’est envolé vers une autre planète. Mais ses vers sublimes et son œuvre romanesque… sont éternels. Ses mélodies divines ont laissé une trace indélébile dans les esprits. Luv Resval a créé une vision unique, dont l’empreinte exquise a marqué toute une génération.
(PART I) Les histoires sombres du génie fou : dans le cerveau d’un mélancolique
Un poète de haute volée
Poète maudit, ce rappeur stellaire a brillé par ses flows inouïs, sa présence incandescente et sa noire mélancolie. En abordant des thèmes comme le temps qui passe, la mort, les amours déchues, ou encore les addictions, Luv offre un regard singulier sur le monde qui l’entoure, et plus particulièrement, sur la santé mentale. Son œuvre porte un charme ancien, combiné à une vision futuriste, dont lui seul a le secret. Personnage sombre et énigmatique, Luv nous a offert une poésie magnifique, à la portée philosophique, dont les vers mystiques et les images mythiques constituent une réflexion poignante sur la santé mentale des artistes. En nous léguant une œuvre aussi singulière, le Chevalier du Rap laisse derrière lui un parchemin, qu’il est nécessaire d’explorer… Tentons d’en percer les secrets.
Le Petit Prince du rap… Entre génie et folie
Né en 1998, Luv grandit en Guinée Conakry. Il quitte très tôt sa terre natale et s’envole pour la France. L’enfant prodige s’installe alors avec sa famille, à Mennecy, dans le 91. Il y fait la rencontre de son équipe artistique et musicale, et trace petit à petit son chemin, dans le monde du Rap. Talentueux et doté d’un style hors norme, Luv se fait très vite remarquer. Le manager Cokein le prend sous son aile, puis il évolue sous l’égide du rappeur Alkpote. Le jeune homme fait ses premières armes chez Oltouch Entertainment, puis il signe chez AWA. Son ascension se révèle fulgurante. Et son succès, imminent.
Mais ce n’est que la partie immergée de l’iceberg. Entre addictions et dépressions, Luv a beaucoup souffert. Ses paradis artificiels sont un véritable enfer. La lean, la drogue, la weed, sont omniprésentes dans son œuvre. La Faucheuse semble être sa réelle muse. En pleine ascension, il meurt d’une violente crise d’asthme.
Poète maudit, personnage torturé, il a créé un monde imaginaire, dans lequel se réfugier, pour fuir la réalité. De Méphistophélès à Dark Vador, en passant par Griffith, ce n’est pas un hasard s’il s’identifie à des personnages très sombres, des anti-héros qui ont basculé du côté obscur de la force.
Avec ses flows planants et son débit rapide, le bel artiste est une étoile filante. Diction, élocution, éloquence, technique, s’ajoutent à son univers magique.
Inspiré et doté d’un talent ineffable, Luv Resval est un poète touché par la grâce. Un monstre du freestyle, un crack des mots. Un surdoué. Un génie. Mais à quel prix ? Comme c’est le cas chez de nombreux prodiges, on observe chez lui une tension entre génie et folie. Dans son article sur Tim Burton, l’écrivaine Manon Lopez explore la figure de « l’artiste génial et fou ». Elle souligne « cette tension entre génie et folie » : « Cette image de l’étranger peut apparaître sous diverses formes dans les films de Burton : le monstre persécuté, le maniaque, le jeune homme […] qui vit dans son monde gothique de rêve et le héros perturbé qui se bat contre son double maléfique... » Le personnage resvalien, comme nous le verrons, est une parfaite représentation de ces propos.
Du sublime au grotesque, Luv Resval nous émerveille. C’est un artiste qui m’enchante… Et qui me hante.
Immersion dans ses ténèbres lumineuses.
L’inquiétante étrangeté de Luv Resval : Des alertes sur la santé mentale
Luv Resval est un artiste sublime, dont l’œuvre entière s’offre comme une réflexion sur la santé mentale. Quand on pense à Luv, on pense tout de suite à des thèmes comme la drogue, l’argent, l’amour, la fuite du temps, la vie éphémère… La mélancolie, la nostalgie… Pourtant, son art et sa vie offrent un témoignage déchirant sur la santé mentale de l’artiste. Pour illustrer mon propos, je propose que l’on visualise à la suite, 4 clips que j’aime énormément, et surtout, que je trouve riches, en termes de messages et de symboliques.
1. Kurt (2020)
2. Smith et Wesson (2020)
3. Tout s’en va (2021)
4. Black Pearl (2021)
Dans Kurt, nous plongeons dans les abysses d’un hôpital psychiatrique. Une pléthore de personnes en blouse blanche dansent et bougent de façon inquiétante. Leurs expressions faciales et leurs étranges mimiques révèlent la folie qui les habite. Ces personnes s’agitent et se meuvent autour de l’artiste, personnage principal de ce film d’horreur. Peut-être que le rappeur souffre lui-même de maladie mentale, comme le suggère sa présence dans ce huis clos infernal. Les patients de l’hôpital s’agitent et se meuvent autour de lui : ils le vénèrent, si bien que l’hôpital psychiatrique devient le théâtre d’une secte. De nombreux passages évoquent le thème de la « folie », que ce soit par la gestuelle des personnages, leurs attitudes, leurs mimiques ou encore leurs sourires maléfiques. Il y a aussi des scènes que l’on voit à peine ou qui sont rapidement coupées, procédé stylistique, propre aux films d’horreur. Ce procédé cinématographique permet de mieux suggérer l’étrange et de créer l’effroi. « The Uncanny » dont parle Sigmund Freud : l’inquiétante étrangeté. Dans l’hôpital psychiatrique de Kurt, on nage en plein film d’horreur aux allures de science-fiction. Ici, le propos est déjà annonciateur, en termes de « dépression ». L’inquiétante étrangeté des scènes donnent à voir, même subrepticement, une tête de mort, comme un démon possédant l’artiste, ou encore une séquence à peine visible, mettant en lumière l’auto-destruction. Resval se fait du mal. D’ailleurs, le titre Kurt fait écho à l’artiste Kurt Cobain, rockstar connu pour sa dépression et ses tendances à l’auto-destruction.
La mise en abîme de la mort, la mise en scène du suicide
Passons à présent à Smith et Wesson. Dans Smith et Wesson, nous plongeons dans un nouveau cadre. Nous sommes en immersion dans une forêt obscure, la nuit tombée. L’artiste a toujours son style gothique, noir, unique, avec un je ne sais quoi futuriste, absolument exquis. Dans ce clip, Luv campe le rôle d’un personnage meurtrier, accompagné d’une acolyte inquiétante. L’artiste joue le rôle d’un criminel, armé d’un Smith et Wesson, un des pistolets les plus mortels qui soient. L'assassin sillonne la forêt de nuit. On découvre très rapidement qu’il cherche à se débarrasser d’un cadavre… Mais de qui s’agit-il ? On quitte le décor obscur de la nuit, pour accéder à une scène à la lumière du jour, scène qui révélera l’objet du crime. Ou plutôt le sujet du crime. Dans le clip Smith et Wesson, les décors et l’histoire nous laissent croire que nous sommes à nouveau dans un film d’horreur, cette fois-ci avec des nuances et des symboles, propres à la littérature gothique. Que ce soit le décor, le thème du meurtre, de la mort, la prédominance de la couleur noire, le sang, ou encore la présence du « double maléfique », le doppelgänger, un thème récurrent dans la littérature gothique. L’inquiétante étrangeté se manifeste à nouveau. Entre film d’horreur et futurisme gothique, le clip Smith et Wesson est indéniablement singulier. Cela s’avère d’autant plus juste, lorsque l’on découvre, à la fin du film, la victime de l’assassinat… Gisant dans une flaque de sang.
Le sujet du crime n’est autre que l’artiste lui-même.
Quelle tristesse… Surtout vu le contexte.
Effroi et déchirure. J’en ai des frissons.
Effectivement, cela fait froid dans le dos… Tout comme les flammes qui accompagnent l’artiste dans certaines séquences, des gros plans qui s’offrent comme une allégorie des Enfers ou encore une métaphore de la Possession (délire de possession). Possession, car en plus de jouer le rôle d’un criminel meurtrier ou d’un assassin suicidaire, l’artiste met en scène le personnage de Mephisto.
Méphistophélès, le Doppelgänger du rappeur 696
Mephisto est un super-vilain, une entité démoniaque qui évolue dans l'univers Marvel. Il est inspiré du personnage de Méphistophélès, l'incarnation du Diable dans la légende de Faust. Issu du folklore allemand, Méphistophélès est un démon qui devient un personnage courant dans les œuvres populaires. Le nom “Méphistophélès” vient du grec : la négation phỗs, « lumière » et phílos, « ami », : « celui qui aime l'absence de lumière ». Méphistophélès est l'incarnation que prend le diable pour rendre visite au docteur Faust. Il apparaît ainsi comme une représentation du Prince des Enfers : Satan, Iblis, Lucifer. Mais c’est aussi un personnage qui se révèle pris au piège dans son propre enfer.
“J’ai l’corps en feu donc ces p*tes m'appellent Méphistophélès / Sur mon cou, des cristaux célestes” (Luv Resval, Freestyle, Grünt 34)
En effet, Luv se bat contre son double maléfique, Mephisto. À la fin du clip, on découvre le prénom de ce démon, écrit en lettres capitales, en guise d’épitaphe sur la tombe funèbre. Une tombe que l’artiste a gravée lui-même, comme on peut le voir dans le clip (Smith et Wesson). À travers ces images, on découvre un artiste torturé, qui se bat contre ses démons, qui se bat contre lui-même, quitte à s’auto-détruire. À s’infliger d’horribles peines. Des souffrances ineffables, irrévocables. Dans ces images d’une violence inouïe, où l’artiste met en scène son propre meurtre, on peut également voir une allégorie de la renaissance. Notamment dans le fait d’enterrer son doppelgänger, pour peut-être accéder à une autre réalité. À une autre version de soi… Et pourtant… Ce n’est tristement pas le cas.
Psychotraumatisme : De la dépersonnalisation à la fascination
En effet, plus qu’une Renaissance (par le fait de se tuer soi et de s’enterrer ensuite), ces scènes donnent à voir un phénomène décrit en psychanalyse ou en psychologie clinique : il s’agit de la déréalisation. Voire de la dépersonnalisation. Le sujet est en proie à un stress ou une dépression si grande, qu’il ne perçoit plus la réalité telle qu’elle est. Pis : il se dissocie totalement de lui-même, de sa propre personne.
On observe aussi un phénomène appelé la fascination. Je découvre cette notion en écoutant une émission, dans laquelle intervient Carole Damiani, docteure en psychologie. Spécialiste des psycho-traumatismes, elle est la directrice de l’Association d’Aide aux Victimes. La fascination désigne « l’éblouissement » que la victime ressent face à sa propre souffrance. Le sujet est pris au piège et s’engouffre dans sa peine. Il semble contempler ses douleurs et s’y glisse allègrement, comme fasciné par ses propres démons, ébloui par sa propre obscurité. Ébloui par sa souffrance. En effet, cette souffrance, cette tristesse, cette mélancolie perpétuelle, est bien évidemment une grande inspiration pour l’artiste. C'est une muse inspiratrice, et ce, jusqu’au dernier souffle. C’est une tristesse qu’il cultive pour l’infuser dans son art.
Cette fascination morbide se manifeste dans de nombreux textes, dans pléthore d’écrits, mais aussi visuellement, dans ses clips cinématographiques d’une beauté inouïe.
Accrochez-vous.
On passe à Tout s’en va.
Mélancolie resvalienne
Tout s’en va, le single comme le clip, est incontestablement l’œuvre qui a révélé Luv au grand public. Cette œuvre d’une beauté pure, cette poésie d’une noirceur immaculée… est un chef-d'œuvre. Un joyau de mélancolie resvalienne. Personnellement, c’est grâce à ce single que j’ai découvert Luv Resval. C’est aussi l’une des œuvres qui concentre à elle seule nombre de thèmes chers à Luv, tout en illustrant subliment la mélancolie et la poésie qui l’habitent.
L'adjectif “resvalien / resvalienne” est un mot, que j’ai inventé pour décrire la poésie, l'univers de Luv Resval. Ce mot désigne tout ce qui s'apparente au monde de Luv Resval. Ex : poésie resvalienne, mélancolie resvalienne / style resvalien, flow resvalien.
Dans Tout s’en va, on découvre un Luv vulnérable, un jeune homme affreusement triste, enfermé dans une capsule futuriste. Esclave de ses chaînes, en proie à ses démons. Les marques ou les scarifications sur sa peau peuvent faire écho à l’esclavage. Dans Tout s’en va, on plonge dans un univers futuriste, fantastique, un monde à la croisée de la science-fiction et du merveilleux. On nage en pleine Fantasy. Mais une fantaisie plutôt obscure, avec de nombreuses références à la culture populaire : Star Wars, Le Labyrinthe, Sword Art Online, Harry Potter et les Détraqueurs, ou encore, Edward aux Mains d’argent. En effet, Luv, par sa mélancolie noire, a tout d’un personnage burtonien : dark, sombre, mystérieux, fragile, inquiet, marginal… Perdu en ce monde. Personnage décalé, il incarne à merveille l’archétype du poète maudit. Dans l’univers du rap, il a su créer sa place, par la finesse de sa prose, ses flows techniques, sa proposition artistique, sa marque, son univers singulier. Il a su gravir les échelons, tout en restant un ovni dans cette industrie. Le clip Tout s’en va dépeint à merveille ce côté marginal, ce sentiment de n’être nulle part à sa place, ce sentiment d’errance éternelle… Chevalier gothique, le rappeur apparaît comme un héros énigmatique, en quête de lui-même, explorant ses émotions à travers sa prose.
« Au lever du jour, les soldats seront aux portes de la ville
Faut qu'on m'sauve de la mort ou qu'on m'sauve de la vie
Faut qu'on sorte de là vite, le combat des anges et les forces de la nuit
Le reflet du shinigami qui s'approche de la vitre
Elle est parfois belle mon époque, je la vis, on est pauvres, cela dit
Y a des clopes, de la tise (yeah), loin des cops, on navigue
Ça consomme de la weed, là j'ai trop d'choses à dire
Dégâts post-traumatiques, rapplique automatiquement
Tout ça m'attriste, c'est la mélo' d'ma vie
On est perdus sur la route, beaucoup d'chemin on a marché
Mais pourquoi on s'est attaché ?
Trahi par tes semblables, trahi par les autres (quoi)
On s'était parlé en classe, j'étais pas présentable
Suivi par les gendarmes, sirop dans les entrailles
Tu parlais à Dieu pour qu'il te libère de tes entraves
Tu parlais à Dieu (Dieu, Dieu, tu parlais à Dieu) »
Il évoque « le temps qui passe » et « la faucheuse qui rapplique ».
Dans le clip Tout s’en va, on le voit suivre une fille à l’apparence fantomatique. On finit par comprendre que l’artiste est l’ombre de lui-même et suit un fantôme. Est-ce une métaphore de ses démons ? Est-ce le fruit de ses hallucinations ? Est-il victime de son imagination ? Il finit par devenir un fantôme, comme le suggère une des scènes finales, où l’on voit l’échappée de l’âme… Encore un moment déchirant. Poignant.
À la manière d’un Edward aux mains d’argent, on le voit se mouvoir comme un pantin désarticulé, faisant ainsi écho au thème de l’esclavage abordé dans ce texte. Esclave du système, esclave de cette vie, douloureuse et sans issue, esclave de la société, esclave de l’industrie musicale. Le Poète marginal ouvre la voix sur de nombreux problèmes d’actualité, devenant ainsi le porte-parole de toute une société. Poète maudit, certes, mais aussi poète engagé. Comme on peut également le voir dans son sublime titre MPC, Part II (La rivière). Mais le temps passe… Revenons à Tout s’en va.
« Les roses que j'ai ramenées sont fanées
Et toutes les promesses s'échappent en l'air comme le vent (comme le vent)
Les doses que j'ai préparées sont calées, des fois, j'me promène où j'te voyais avant »
« Je pense trop à la vie et la mort, le sablier demande
Ma lame pourrait scier le vent, les hommes viendront plier le camp
J'avance sous oublier le temps, recompter les billets de banque »
« Le temps passe tout et tout s’en va »
« Faut qu’on m’ sauve de la mort ou qu’on m’sauve de la vie »
« Faut qu’on m’ sorte de là vite »
À travers ces lignes, et ce flow mélancolique, le rappeur dépeint sa dépression. On découvre des rimes et des allitérations, dont la précision souligne la douleur aiguë de l’artiste. La douleur du temps qui passe… On retrouve également cette thématique dans MPC, Part II (La rivière) :
« Et la vie passe, c'est juste un long couloir
La rivière coule, y a plus grand chose à vouloir
Un air de blues, la nostalgie me foudroie
Chaque jour on souffle, chaque jour on souffre
Et la vie passe, c'est juste un long couloir
La rivière coule, y a plus grand chose à vouloir
Un air de blues, la nostalgie me foudroie
Chaque jour on souffle, chaque jour on souffre
La rivière coule… »
Ou encore 20 ans :
« Et j’ regarde chaque printemps disparaître comme mes 20 ans »
« Et j’ regarde chaque printemps disparaître comme mes 20 ans »
Les refrains sont des anaphores qui mettent en exergue l’intensité de cette souffrance. Plus que de la tristesse, l’artiste parle de ses traumatismes, de la dépression qui l’habite. Une dépression qui infuse son art. Comme tout artiste, le rappeur la sublime pour l’exorciser, au risque de la romantiser et l’incarner.
À suivre [...] Un article de Maureen KAKOU.
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