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Constellation 

Philippe Muray : Délivrez-nous du Bien

Philippe Muray (1945-2006) était un écrivain de premier plan. Essayiste féroce, il dépeint son époque avec mordant : niaise et sirupeuse, la post-modernité sombre d’après lui dans un festivisme abêtissant conjugué à une moraline qui verse dans le manichéisme. Dans L’Empire du Bien (1991, Collection Tempus), ce dernier brocarde avec vigueur notre temps incurablement bon. Un ouvrage décapant.



La fin de l’Histoire, théorisée par Francis Fukuyama, voit la suprématie de la démocratie libérale advenir : le vieil affront des idéologies n’est plus de mise après l’effondrement du bloc soviétique, et chacun est conquis par le pluralisme politique. Si cela est heureux à plus d’un titre, il existe un risque d’un consensus sans faille : pour Muray, l’Empire du Bien a triomphé. L’Humanité, après avoir traversé vents et marées au XXème siècle, finit dans le Miel : l’Homme-moyen, le touriste, le consommateur des papiers glacés ne veut plus du tragique. Adepte des parcs d’attraction, des rythmes de croisière, amateur du divertissement le plus envahissant, Homo Festivus se caractérise aussi par sa niaiserie pathologique : non habitué à la négativité inhérente à l’existence, le moindre écart dans sa routine le traumatise. L’écrivain le souligne, cette frilosité fait étrangement de cette ère du bonheur une hécatombe : les suicides augmentent, la dépression également. Il y a quelque chose de pourri au Royaume du « grand Gala du Show du Cœur ».

De plus, l’arrogance triomphe au sein de cet Empire qui ne supporte pas la moindre ombre, il faut trouver des méchants afin de se conforter dans sa supériorité morale. Charles Péguy l’a dit, l’homme moderne « fait le malin ». Les grands auteurs, philosophes, écrivains sont passés au crible de la doxa triomphante. Heidegger se trouve réduit au nazisme, Céline à ses pamphlets. La nuance disparaît : Muray voit dans cette civilisation des masses la victoire de la pensée binaire. A l’analyse subtile on préfère le oui-non, le gentil-méchant, ou encore le blanc-noir. Si la religion des ancêtres s’efface peu à peu, la religiosité du Bien confine au totalitarisme : la « dévotion des Charitables » est extrêmement tapageuse. L’ancienne charité est pervertie, transformée en sermon lénifiant : les sportifs, acteurs, politiques, chanteurs se liguent tous contre le cancer, la myopathie, la famine dans le monde, les manquements aux droits de l’Homme et tutti quanti.

Cependant, cet étalage de bons sentiments contient ses effets pervers. En effet, lorsque la morale atteint un certain degré dans une société, elle favorise la persécution des malheureux qui se risquent à contredire celle-ci. Ainsi, la prolifération des lois liberticides est favorisée par une défiance envers ceux qui ne prêchent pas la bonne parole : Muray nomme cela « l’envie du pénal ». Afin de traquer le Mal partout où il se trouve, la répression se doit d’être accentuée. Ce phénomène se décline dans plusieurs domaines : la célébrité doit rendre compte de ses dérapages, la télévision expose de plus en plus la vie intime au point où la limite entre la vie intime et publique est de plus en plus trouble, « l’intérêt général » empresse l’individu de se soumettre à la loi du nombre, tandis que le « Consensus » permet le lynchage de n’importe qui ayant l’outrecuidance de s’écarter du chemin emprunté par la majorité. Le poète le disait : « Non, les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux ».. A présent, étudions l’idéologie contemporaine du cocooning et ses dérives.

 

Un enfer pavé de bonnes intentions


Si le XXème siècle était l’ère du Mal radical, le XXIème est celui du Bien absolu. Avec l’extension mondiale des échanges économiques, un certain nombre de pays ont atteint un niveau de vie sans précédent : l’hygiène, l’accès à la nourriture, à des biens de consommations, tout cela n’a plus été un problème pour des pans entiers des populations humaines. Or, ce gain de confort a aussi entraîné ses perversions : l’hygiéniste traque la moindre saleté, le souffrant ne supporte plus la moindre douleur, et la pacification des sociétés fait de la moindre aspérité une catastrophe dont on peine à se remettre. Au bonheur préconisé par Saint-Just, les marchands modernes préfèrent répandre le cocooning : « La terreur rôde au coin des placards ! Vos chérubins vont se brûler avec la cuisinière si elle n’est pas aux normes européennes ! S’empoisonner avec les détergents ! S’ébouillanter avec les casseroles ! S’écraser les doigts dans les portes ! ». Ici, l’écrivain reprend une critique des peuples acquis à un mode de vie trop émollient : dans sa Lettre à Lucilius, Sénèque dénonçait déjà dans l’Antiquité l’homme qu’on préserve trop des températures extrêmes pour qui le moindre coup de vent est une meurtrissure physique.

Au milieu de cette aversion au risque généralisée favorisant la suspicion et la perte d’autonomie, Muray aimerait savoir s’il est encore possible de « ne pas tout interdire absolument » : la cigarette, l’alcool, la liberté d’user de son corps comme on l’entend ne plaisent pas au pays de Rousseau. Si l’Habeas Corpus anglais place la souveraineté dans l’individu responsable, le Contrat Social fait en sorte que chacun dépende de l’Etat censé représenter la volonté générale. Plus que cela, c’est l’opinion qui se voit traquée : la pétition n’est jamais loin. Tocqueville l’avait compris, la punition du délit d’opinion en régime démocratique est moins violente que sous l’Ancien Régime, mais elle est d’autant plus pernicieuse qu’elle écarte l’écrivain de la Cité et fait de lui l’équivalent d’un mort sur le plan social (De la démocratie en Amérique). En somme, les Bienfaiteurs de l’Humanité poussent la vertu jusqu’au vice, transformant ainsi la société en Pandémonium où « chacun appartient à tous, et tous appartiennent à chacun » (Les Possédés).

Également, ce Bien est d’autant plus exécrable qu’il est absolument mou, il n’a point la vigueur des idéologies d’antan : l’égalité, en aplatissant les velléités de la majorité, fait que chacun s’empresse de désirer ce que les autres désirent, ce qui abolit inévitablement la joie transgressive de l’interdit. Excessif mais drôle, l’écrivain raille ce qu’il nomme « l’extrémisme du Juste Milieu » : le Consensus mou a réalisé le vieux rêve des totalitarismes, un homme nouveau gris, terne et atone, asexué, mais aussi privé de sa spontanéité la plus bouillonnante. Produit du « terrorisme du bien-être », le consommateur post-moderne crève de bonheur dans une pouponnière aseptisée mais privée de toute vie : en plus de cela, il verse dans la tautologie permanente, ce qui fait de lui un « truismocrate », répétant ad nauseam moult lapalissades nigaudes qui le confortent dans son existence sous cloche. Parmi les évidences rabâchées, citons la Santé plutôt que la maladie, la Paix plutôt que la guerre, le militantisme plutôt que l’injustice, la Vertu plutôt que le Vice et autres joyeusetés : « Aux ordres du Consensus ! Toujours ! ».

Enfin, étudions comment l’Empire du Bien porte en lui les germes de la servitude généralisée.


 

La complainte du Progrès


L’extension du Bien favorise la généralisation du respect : or, lorsque l’on révère quelque chose ou quelqu’un, on ne s’en moque pas. Le rire, « autocrate de nature, cruel, perforant, dévastateur » tranche avec la moraline des Bisounours contemporains : lorsque tout est sacré, quand l’esprit de sérieux humanitariste envahit les champs médiatiques et politiques, il n’y a plus vraiment de raison de se bidonner. Muray le souligne, les comiques sont de plus en plus lisses : atteints par le politiquement correct issu du pays de l’Oncle Sam, ces derniers ne mouftent plus. Scrutés dans leurs sous-entendus, examinés dans leurs silences, leurs plaisanteries sont fouillées dans le moindre détail. De plus en plus, nous craignons de rire « de façon inappropriée ».. Si notre époque a du cœur, si elle s’enivre d’happy-endings et de fun, cela doit toujours se faire dans les clous : il suffit de le constater dans ses rires enregistrés présents dans les séries comiques américaines.

Mais qu’est-ce que le rire a de si subversif ? Il est individuel, il échappe trop facilement aux contrôleurs : il s’agit d’une zone de liberté où l’ambiguïté règne. L’ironie, le sous-entendu, l’ambivalence sont autant de pas de côtés subtils qui harassent les gendarmes du Bien attachés à la simplification généralisée.

Plus que cela, c’est la société de la présence permanente qui menace toujours plus l’autonomie des hommes : les bourses, le Fax, la Radio, le téléphone baladeur voit l’avènement de la société du « sans-distance » dont parlait Heidegger. « Demain chacun de nous sera joignable, où qu’il se trouve, à tout moment ! » écrit Muray avec une joie ironique. Les proximités vont irrésistiblement se développer à proportion inverse du sentiment du lointain : il n’y aura donc plus d’ailleurs, d’invisibilité, d’extériorité subtile. Toujours présents, nous serons toujours joignables, ce qui faisait déjà dire à Paul Valéry que nous ne nous rendons plus compte de tout ce devant quoi nous abdiquons : une servitude volontaire s’installe tranquillement, au bonheur des marchands faisant leur beurre grâce à l’Empire du Bien. Un autre exemple pour illustrer cela reste la télévision : tout être humain qui s’en passe au sein d’une société capitaliste sera vu d’un mauvais œil. On le taxera de snobisme, on lui attribuera une mentalité d’arriéré : pire que cela, son choix sera considéré comme une pathologie psychiatrique.

Enfin, le despotisme mou du Progrès n’abandonne pas la religion : d’après Muray, celui-ci fabrique une nouvelle spiritualité à base de croyances occultistes loufoques dont celles du New Age. Sans religion, une société ne tient pas : le Spectacle supplante donc le Catholicisme. Tous ceux qui échappent à cette domination mentale seront bien sûr bannis des sphères de respectabilité. Aux chaînes du passé, le consommateur préfère désormais celles du Spectacle mielleux.

 

Ainsi, « l’Empire du Bien triomphe », écrit l’auteur, mais il est « urgent de le saboter ». Cadenassée par une idéologie manichéenne et simpliste, la société contemporaine est l’otage d’un Bien intolérant et inquisiteur. Politiquement correct, perte de l’individualité, progrès des masses et absurdités du Spectacle, rien n’échappe à la plume corrosive de l’essayiste. Au moment où l’esprit de sérieux contamine tout, (re)lire les écrits truculents de Muray est un exercice d’hygiène intellectuelle. Un article de François LUXEMBOURG.

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