Portrait de Pierre Magnard
Pierre Magnard est un philosophe chrétien. Professeur émérite à la Sorbonne, ce dernier tranche avec l’opinion commune de son temps. Auteur de Pascal, la clé du chiffre (2007) et de Penser, c’est rendre grâce (2020), l’écrivain spécialiste de Charles de Bovelles défend un catholicisme traditionnel tout en mettant l’accent sur l’importance de la transmission de l’héritage européen aux jeunes générations. Dans Les origines du nihilisme contemporain, conférence donnée au Cercle de l’Aréopage en 2016, il dénonce ce qu’il nomme la « volatilisation de l’être ».
D’emblée, l’auteur se place sous les figures tutélaires de Nicolas de Cues et de Raymond Sebon : théologien et prélat allemand le premier est l’auteur de La docte ignorance. Epris de science, ce dernier remit en cause la cosmologie scolastique convenue issue du thomisme : l’Univers, autrefois clos et géocentrique, est désormais infini, ce qui est pour lui la marque de la grandeur du Créateur de toutes choses. Quant à Raymond Sebon, il est le théologien catalan cité par Montaigne dans ses Essais. Parlant de « livre de la Nature », le philosophe du XIVème siècle constate un ordre dans le grand Tout : les hommes, selon le paradigme médiéval, vivent et agissent dans une trame qui fait sens.
Cependant, Pierre Magnard constate que le nihilisme prospère avec l’avènement d’une modernité qui vise à s’émanciper peu à peu de Dieu : le sens déserte la vie de nos contemporains et la « volatilisation » de l’être a lieu. Plus que cela, il existerait d’après lui une forte désorientation qui se conjuguerait à un désastre ontologique : étymologiquement, le premier terme renvoie au fait de perdre l’Orient, point cardinal qui est celui de l’Est où le soleil se lève. Le second qualifie le fait de renoncer à l’astre, l’étoile qui nous guide à travers notre court périple sur Terre. Plus généralement, Magnard prend acte du fait qu’il existe un désarroi généralisé : une fois de plus, l’étymon nous aide à comprendre puisque l’arroi renvoie à l’équipage accompagnant un personnage illustre.
Ainsi, ces diagnostics funestes établissent que le sens de nos vies n’est plus aussi limpide pour nous que pour nos aïeux. Jadis, le sens se déployait dans ses trois acceptions : il nous orientait, il avait une signification, et il avait une incidence sur le monde sensible que nous habitions. Désormais, l’homme contemporain navigue sans boussole. Magnard l’appelle « l’insensé », celui-ci a perdu sa route dans le grand Cosmos qui l’enlace tout au long de sa vie. Or, Heidegger l’a souligné, penser revient à « poser une étoile dans le ciel de la pensée » : puisque nos semblables n’engendrent plus « d’étoile dansante » (Nietzsche), que faire du manque de sens ? Il est peu aisé de répondre à une telle question : en perdant le soleil et en gommant l’horizon, nous nous enfonçons dans les ténèbres.
D’où peut venir un tel constat ? D’après Magnard, la science, par ses progrès prodigieux dont nul ne peut mettre en cause la grandeur, s’est peu à peu autonomisée : dépassant son domaine de compétence, celle-ci a voulu se couper de la tradition religieuse. Or, Magnard nous le rappelle, « la science ne pense pas » (Heidegger) : en établissant des lois concernant les phénomènes de la Nature, celle-ci n’a pas la force de créer du sens par elle-même. Pour reprendre les termes d’Heidegger, elle peut étudier l’étant, les choses qui sont (une cellule, une plante, un œil..), mais pas l’être qui est la condition de possibilité de ces choses. En somme, elle porte sur ce qui est et non sur la source ontologique de ce qui est. Si autrefois le paysan travaillait avec l’étoile au-dessus de sa tête comme un repère, astre qui parfois était gravé sur son outil, l’homme-masse urbain se trouve désarmé et esseulé en proie à l’absurdité existentielle.
A présent, penchons-nous sur les racines philosophiques de la perte de l’héritage spirituel français.
Les Cavaliers de l’Apocalypse
Tout d’abord, la Première Guerre Mondiale et la Seconde Guerre Mondiale ont ébranlé les entrailles de l’héritage français : envoyés au sein des tranchées boueuses et esclaves des totalitarismes, les jeunes européens se lassent des récits patriotiques et religieux, ce qui aura une forte incidence sur les générations d’après-guerre. Dans une France conservatrice qui s’ennuie, la figure paternelle du Général de Gaulle se voit rejetée par les révoltes estudiantines de Mai 1968 : « Jouir sans entraves » et « Papa pue » deviennent les nouveaux mots d’ordre d’une génération éprise d’émancipation politique et sociale. Au sein de ce tohu-bohu, plusieurs figures intellectuelles se démarquent par leurs écrits subversifs, voire révolutionnaires.
L’un d’entre eux, Georges Bataille, fonde une revue au titre évocateur Acéphale : l’écrivain se vante d’être sans principe et « sans tête », ce que sous-entend l’étymologie de ce terme. Quant à Emmanuel Mounier, théoricien du personnalisme, ce dernier brocarde le pays de Molière pour ses atrocités perpétrées durant les croisades lors d’une conférence. Enfin, l’inventeur de la déconstruction Jacques Derrida s’attaque au « phallogocentrisme » de la philosophie occidentale.
Ainsi, ces nombreux exemples égrenés par Pierre Magnard témoignent de la destruction méthodique de la figure du Père : si Nietzsche proclamait « Dieu est mort », les émancipateurs du genre humain souhaitent en finir avec le père, le maître, le prêtre, mais aussi avec le roi. En somme, les années 1968 entérinent la perte de l’archaïque dans les deux acceptions du terme : il n’y a plus ni « commandement », ni « commencement » (arkhè en grec). Or, rappelons-le, la disparition de ces deux composantes met fin à toute architecture et à toute architectonique : ainsi, la société et les individus qui la composent perdent leurs fondements et tombent dans un chaos a-narchique (sans principe).
Certes, Pierre Magnard s’attaque vivement à ce processus de démolition symbolique. Cependant, il ne se limite pas à une plainte stérile. En effet, il s’agit de prendre la situation à bras le corps en défendant l’héritage menacé : loin d’une propriété privée conformiste, ce dernier est plus spirituel que matériel. Dans un laïus inspiré, Magnard renvoie le fait de défendre son héritage à reconnaître sa « précarité » : ainsi, il s’agit de défendre son pré-carré. Si nous demeurons attentifs à cette locution nominale, elle évoque tout autant le pré carré agricole à défendre que le precare latin, verbe qui signifie « prier ». Au sein des ruines, revendiquer son héritage spirituel équivaut donc à se livrer à la supplication religieuse.
En outre, le philosophe chrétien attribue cette volonté de se débarrasser de l’architectonique spirituelle à Maurice Blanchot. Cet écrivain atypique, proche de Charles Maurras et de Maurice Thorez, est l’auteur d’un livre au titre évocateur, L’Écriture du désastre (1980). Dans cet ouvrage, ce dernier récuse les catégories platoniciennes de l’Un, de Dieu, du Livre, et de la Création. Son écriture, blanche et atone, contraste avec celle de Magnard, poétique et polie envers l’Œuvre de Dieu.
En somme, Magnard attribue une volonté de se débarrasser de l’être à ces penseurs de la déconstruction : si jadis, on tirait l’ordre symbolique et politique de ce dernier, il devient peu à peu « spongieux » et « pulvérulent ». Plusieurs philosophes de renom, les « quatre cavaliers de l’Apocalypse », sont attaqués par le conférencier : Jacques Derrida, Pierre Bourdieu, Gilles Deleuze et Michel Foucault.
Corrosif, Pierre Magnard les qualifie sans ambages de « barbares » : pourfendeurs de l’ordre, ces derniers émettent des borborygmes qui disloquent l’héritage spirituel français. Plus que cela, ils prennent les choses du « côté faible » pour reprendre un adage nietzschéen : leurs critiques des exigences artistiques, religieuses, nationales et littéraires mènent à une forme de barbarie intérieure. Progressivement, le goût pout la vie facile sécrété par la pensée allégée l’emporte sur le travail laborieux du processus de civilisation.
Attardons-nous maintenant sur la critique de Magnard portant sur la culture de masse moderne oublieuse de son passé.
La civilisation du poisson-rouge
Une autre thématique fait l’objet de la vindicte de ces penseurs apocalyptiques, à savoir l’enracinement. Vanté par Simone Weil, ce dernier répond à une aspiration profonde et humaine, celui de prendre racine dans une terre. Gilles Deleuze, auteur remarqué de Mille Plateaux (1980), s’est attaqué à l’imaginaire de la racine au profit du rhizome : réseau de pousses nomades et multiples, ce dernier balaie d’un revers de la main la généalogie au profit d’une « anti-généalogie », terme revendiqué par Deleuze. Quant à Michel Foucault, il fréquentait Pierre Magnard : alors qu’ils polémiquaient sur leurs conceptions philosophiques, le penseur à lunettes s’est mis à faire l’éloge d’un « élevage hors sol d’individus sans ancêtres ». Joseph de Maistre, penseur contre-révolutionnaire, avait d’ailleurs pointé la parenté entre « ancêtre » et « ancien être » (Les Soirées de Saint-Pétersbourg) : une fois de plus, l’ontologie qui structurait les sociétés traditionnelles est attaquée. En outre, Pierre Magnard avait le privilège d’échanger régulièrement avec l’éminent sociologue Pierre Bourdieu : franchement critique à l’égard du statut d’héritier, ce dernier a attaqué sans vergogne la culture dite bourgeoise comme vectrice d’inégalités sociales. Enfin, Jacques Derrida a souhaité déconstruire les murs porteurs des traditions philosophiques occidentales : celui-ci a rejeté le patrimoine religieux par ressentiment et par impossibilité de l’assimiler d’après Pierre Magnard. Cette logique philosophique, destructrice au possible, a d’ailleurs été qualifiée de « grimace du nihilisme » par le royaliste Pierre Boutang.
De plus, le conférencier voit dans cette abolition des fondements une volonté d’annihilation de la mémoire européenne : thuriféraire de « l’anti-mémoire », Deleuze faisait aussi l’éloge de l’oubli des récits d’antan. Or, en admirateur de l’héritage grec antique, Magnard rappelle que Mnémosyne est la mère des dieux mais aussi la Muse de la mémoire : l’originaire et l’auroral forment un inconscient collectif qui, une fois détruit, ne peut plus donner de sens à nos vies éphémères.
Or, justement, les écarts de sens, la distorsion de la langue, la cassure de la pensée et du langage étaient promus par Gilles Deleuze. Ennuyé par un sens univoque, ce dernier faisait la promotion du libertinage de la pensée calqué sur celui pratiqué dans un cadre sexuel : le chemin initiatique des sociétés traditionnelles laisse place au « pervers » qui est étymologiquement celui qui « prend le chemin de travers » (per- ; -via), et à « l’anomal », celui qui n’a pas de Loi (Nomos). Plus généralement, l’identité se voit brocardée par Deleuze qui lui préfère un « nomadisme social ».
En outre, nous pourrions penser que ce genre de considérations n’affectent qu’un petit cercle d’érudits, or, il n’en est rien : la destruction de l’être et ses conséquences citées ci-dessus modèlent l’homme de la rue. D’ailleurs, Pierre Magnard qualifie ce dernier d’« homme de sable » : lorsque nous observons une dune, rien ne ressemble plus à un grain de silice qu’à un autre grain de silice. A la manière de ce dernier, l’homme-masse ressemble terriblement à ses congénères : réalisation de l’égalité, ce dernier est tout à la fois interchangeable et indifférent à ses semblables. Dans une formule lapidaire, Magnard fait de l’individu moderne « la synecdoque de la foule » : en effet, l’individu se confond avec la foule tout autant que la foule se confond avec l’individu. Ce règne du rien recèle cependant des germes d’espoir : le rien n’est pas le néant, il est quelque chose (res).
Chrétien, le conférencier rappelle que Dieu a créé le tout « à partir de rien » : on peut donc, à partir de la poussière d’étoiles, faire naître des constellations..
Impertinente et parfois contestable, l’intervention du philosophe Pierre Magnard rappelle que le nihilisme est avant tout la perte de l’héritage spirituel et symbolique de nos ancêtres. En souhaitant rompre avec l’archaïque, la société occidentale produit des hommes désaffiliés et insensibles à toute forme de transcendance. Au moment où nos écrans luminescents propagent le néant, (ré)écouter cette intervention est un exercice salutaire.
Un article de François LUXEMBOURG.
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