Quand on pense à l’image de l’artiste dans la culture populaire, comment ne pas penser à un être dont l’esprit est tout aussi génial que fou ? Ce mythe est si ancré qu’il paraît presque normal de représenter l’artiste ainsi. D’ailleurs, Judith Schelsinger dans The Insanity Hoax écrit
: « Le mythe perdure également pour la simple raison qu’il n’y a aucune raison de le questionner. Les croyances populaires à propos des génies fous sont régulièrement confirmés par les médias [...] Aujourd’hui, le génie fou s’est reposé sur le fait que cela n’a aucune importance si c’est présumé ou vrai. »
Pourtant, si cette image est sans arrêt nourri par les médias et la culture populaire, certains auteurs ont tenté de le remettre en question et de le transcender en proposant une réinterprétation de l’artiste. D’ailleurs, Dali joue lui-même de ce préjugé : ses troubles psychologiques le conduiront à des excès qui deviendront progressivement son modus operandi et la clé de son succès. Provocateur, le célèbre peintre met en scène la figure de l’artiste fou pour créer un personnage charismatique qui le qualifiera en tant qu’homme et créateur. En cela, il déclare dans Journal d’un génie en 1964 : « L’unique différence entre un fou et moi, c’est que moi, je ne suis pas fou. » Il développe même une méthode autour du mythe qu’il applique à sa peinture : la « paranoïa critique ». Dans La Conquête de l’irrationnel (1935), il explique qu’il s’agit « [d’] un délire d’association interprétative comportant une structure systématique. L’activité paranoia-critique est en fait une méthode spontanée de connaissance irrationnelle basée sur l’association interprétative-critique des phénomènes délirants ». Suite à un entretien avec l’artiste et la découverte de son tableau La Métamorphose de Narcisse, Freud en conclut que Dali était véritablement sain d’esprit comme il l’écrit à Stefan Zweig : « Vraiment il faut que je vous remercie d’avoir amené chez moi le visiteur d’hier. Car j’étais jusque-là enclin à considérer les surréalistes, qui semblent m’avoir choisi pour saint patron, comme des fous absolus (disons à 95% comme pour l’alcool). »
C’est d’une façon assumée que Dali se servait du mythe pour promouvoir sa propre image et toute la créativité de son art puisqu’il ne se définissait pas comme étant « fou ». Il fabriquait le personnage d’un fou pour entretenir sa personnalité d’artiste dans les médias – ce qui explique pourquoi son image a tenu une place importante au sein de la publicité. En effet, Dali a fait des apparitions remarquées comme celle du Chocolat Lanvin où il s’exclame : « Je suis fou du Chocolat Lanvin ! »
Dans d’autres cas, on constate que c’est toute la structure du mythe que certains créateurs questionnent en s’opposant à ses composantes les plus subtiles, ce qui est le cas de Tim Burton dont presque l’œuvre est fondée sur l’image de l’artiste géniale et fou, bien que cette dernière évoluera vers une représentation plus nuancée à partir de la réalisation de son film Big Eyes.
Éloge de l’artiste maudit
A propos de ses films, Tim Burton déclare : « Je ne pense pas que l’on puisse voir un de mes films sans savoir qu’ils sont immédiatement de moi. » En effet, il est difficile de ne pas reconnaître le style plutôt atypique du réalisateur américain tant les thèmes sont marqués d’une certaine empreinte que les critiques désigneront de « burtonesque ». Ses histoires, largement inspirées par les contes, offrent toujours un scénario excentrique, drôle et morbide. Surtout, ses personnages sont emblématiques, comme le souligne Frank Thompson dans son livre Tim Burton’s The Nightmare Before Christmas. The Film, The Art. The Vision : « Le personnage principal est un étranger – un solitaire...un rebelle, c’est ainsi que se qualifie Pee-wee dans Pee-wee’s Big Adventure (1985) – quelqu’un qui souhaite trouver une place dans la société qu’il ne peut entièrement occuper.»
Outre ses films, l’originalité de Tim Burton réside dans son parcours proche de celui des artistes « maudits » qui font la force de ses premières créations. Il débute aux Walt Disney Studios en tant qu’animateur. Obligé de se conformer au modèle Disney, Burton souhaite très vite prendre son indépendance : « [Il était] désillusionné du travail qu’on lui demandait de fournir ici et il devenait impatient lorsqu’il s’agissait d’animer des petits renards mignons. » D’ailleurs, les Studios se rendent compte que l’univers de Burton ne leur correspond pas : son côté sombre et décalé, frôlant l’ironie et toujours inspiré par la mort est aux antipodes des films Disney qui prônent toujours une certaine morale en évitant de se concentrer sur des sujets trop difficiles à aborder pour les enfants. Une des productrices de L’Etrange Noël de Mr Jack, Denise Di Novi note à propos du réalisateur : « Burton ne se correspondait pas au genre d’animateur moyen. Disney a très vite vu qu’il était très créatif et avait des idées originales. » Enthousiaste et déterminé à revisiter les contes de Disney de son propre point de vue, Burton propose aux Studios d’animation le scénario de L’Etrange Noël de Mr Jack en utilisant une méthode peu appréciée du public américain : la stop-motion. Il s’agit d’une technique d’animation qui donne l’illusion de voir des objets animés dotés d’une vie propre. La technique est similaire à celle du dessin animé : une scène constituée de divers objets est filmée à l’aide d’une caméra qui ne peut enregistrer qu’un seul photogramme à la fois sur la pellicule cinématographique. Entre chaque prise de vue, les objets sont légèrement déplacés. En assemblant chaque photogramme, les objets semblent bouger naturellement. Pourtant, la stop-motion demeure une méthode risquée à l’époque puisque peu de films ont abouti en utilisant ce moyen de création. Ce qui n’empêche pas Burton de voir en la stop-motion une technique révolutionnaire qui se moule parfaitement à son art : il aime notamment la façon dont ce traitement permet de donner un air d’étrangeté à ses personnages – ce qui leur est d’ailleurs caractéristique. Le projet est rejeté par Disney qui le juge trop anti-conformiste et audacieux par rapport à ce que les Studios proposent d’habitude. Suite à cette décision, Burton revoit sa carrière d’animateur et quitte l’entreprise afin de produire son film par lui-même.
D’une certaine façon, Burton affirme dès le départ se sentir proche de l’esprit révolté et novateur des artistes. En effet, le réalisateur se révolte contre The Walt Disney Compagny, considéré comme l’un des plus grands Studios d’animation de tous les temps, afin d’imposer ses propres idées tout en adoptant une méthode artistique controversée et peu commune. Cela n’est donc point étonnant que Burton ait façonné pendant très longtemps des personnages à son image : des artistes maudits, en quête perpétuelle de reconnaissance et enthousiastes .
« This is my art, and it is dangerous! »
Burton s’intéresse particulièrement à la figure de l’artiste dans son cinéma, comme il confie à Mark Salisbury dans ses Entretiens avec le réalisateur : « J’admire tous les créateurs, qu’ils soient peintres, réalisateurs, sculpteurs empilant des carcasses de voitures dans le désert ou je ne sais quoi d’autre. Peu m’importe si j’aime ou non leur œuvre. Ce qui compte à mes yeux, c’est qu’ils créent alors que les autres ne créent pas. Ils prennent des risques. » Du Joker de Batman (1989) qui se qualifie lui-même de « the first fully functioning homicidal artist » à Edward dans Edward aux mains d’argent qui use de ses mains de ciseaux pour sculpter des statues dans les arbres, tous ont pour point commun cette tension entre génie et folie, force créatrice et difformité : « Cette image de l’étranger peut apparaître sous diverses formes dans les films de Burton : le monstre persécuté, le maniaque, le jeune homme pas fini qui vit dans son propre monde gothique de rêve et le héros perturbé qui se bat contre son double maléfique... » Plus encore, Tim Burton adapte la vie d’Ed Wood en 1994, considéré comme le pire réalisateur de tous les temps. D’ailleurs, ce biopic est compréhensible : Burton se sent proche de la personnalité de Wood. Réalisateur de films cultes comme Glen or Glenda, La Nuit du revenant ou encore Plan 9 from Outer Space, Ed Wood est mort à l’âge de 54 ans dans la misère et sans reconnaissance, oublié de tous. Ce n’est que dans les années 1980 qu’il connaît un regain d’intérêt grâce aux Golden Turkey Awards de Michael et Harry Medveds qui placent Plan 9 en tête de la liste des plus mauvais films de tous les temps.
Wood a donc passé la majorité de sa vie en marge des grands réalisateurs hollywoodiens, toujours avec le secret espoir d’être le nouvel Orson Welles. Personnalité excentrique et passionnée malgré tout, Ed Wood séduit Burton qui se reconnaît en lui :
Les films d’Ed Wood sont certes mauvais, mais ils ont quelque chose de spécial. Et c’est pour cela qu’ils continuent d’exister et de faire parler d’eux. Au-delà de leur absolue médiocrité, ils ont une forme de consistance et sont singuliers sur le plan artistique. Autrement dit, ils ne ressemblent à rien d’autre. Rien ne pouvait détourner Ed Wood de son désir de raconter une histoire, ni les câbles dans le champ ni les décors fauchés. C’est une forme assez tordue d’intégrité.
Mark Salisbury répond au réalisateur : « Ed Wood est un marginal, un incompris, un paria : toutes les caractéristiques qu’on retrouve chez le “ héros ” burtonien typique. » Ainsi, comme le note Dominic Lennard, Burton célèbre l’originalité et l’anticonformisme dans la majorité de ses œuvres en adoptant toujours un regard autoréflexif sur son art. Tiraillé entre la volonté de plaire à la culture populaire tout en s’éloignant de ses clichés, Burton illustre parfaitement ce conflit artistique en reprenant les éléments clés du divertissement et en les détournant avec son style unique. Cela est le cas dans L’Etrange Noël de Mr Jack et Les Noces funèbres qui reprennent les codes du dessin animé typique tout en y renversant ses composantes. Par exemple, dans Corpse Bride, ce sont les morts qui célèbrent la vie alors que les vivants apparaissent comme ennuyeux et « conformes » à ce que la société attend d’eux ; dans L’Etrange Noël de Mr Jack, le Prince est un squelette, poète et rêveur et l’équivalent de Cendrillon est une poupée en chiffon dont les membres se détachent et se promènent dans la ville. De cette façon, Burton cultive l’étrangeté par la confrontation entre des motifs récurrents des films grand public (surtout Disney) et sa propre imagination.
Repenser l’image de l’artiste génial et fou : le cas « Big Eyes »
Cependant, plus récemment, Tim Burton a repensé tout son style et surtout ses personnages en décidant d’adapter une partie de la vie du peintre Margaret Keane sur grand écran avec Big Eyes (2014) avec dans le rôle-titre Amy Adams. Pendant des années, Walter Keane est un peintre reconnu des années 1960. Ses peintures représentent des enfants aux grands yeux disproportionnés et a même été qualifié de « l’art le plus populaire produit actuellement dans le monde libre » dans une revue de LIFE en 1965. Cependant, Walter Keane ne sait pas peindre. C’est sa femme, Margaret, qui crée tous les « Big Eyes », et garde précieusement le secret de son époux depuis qu’il a menacé de la tuer. Mais un jour, Margaret décide de se rebeller contre Walter et de prouver au monde entier qu’elle est bien à l’origine de ses peintures.
Cette affaire fit grand débat dans le monde des arts – particulièrement parce qu’il s’agit d’une femme-artiste qui réclame un droit d’auteur sur ses œuvres. En cela, le procès entre les deux époux ravive les polémiques autour de la place de la femme artiste. Ainsi, si on se réfère au passé cinématographique de Burton, Big Eyes apparaît comme un élément à contre-courant de son œuvre. En effet, il met en scène pour la première fois une femme peintre, et surtout, il repense l’artiste maudit pour en donner une version plus épurée et plus simple tout en donnant une réflexion très personnelle sur l’art et la création. D’après Etienne Sorin, « Big Eyes ne ressemble pas à un film de Tim Burton. On n'y trouve ni Martiens, ni vampires, ni effets spéciaux, ni Johnny Depp déguisé […] Avec Big Eyes, il revient à une production indépendante, un budget raisonnable et un film très personnel. » Contrairement à son alter ego, Ed Wood, Big Eyes n’est pas un biopic qui met en valeur un artiste torturé et génial. Au contraire, Burton y célèbre l’originalité d’une autre façon en privilégiant la création sur la construction complexe d’une personnalité : « Burton, lui, ne juge pas la peinture de Margaret mais, à travers elle, il réaffirme une vision naïve et touchante de l'art comme un acte romantique et marginal. » Si, le statut de la femme est discutable dans Big Eyes, le statut de l’artiste est quant à lui radicalement différent des autres productions de Burton. Il s’agit d’apporter une vision satirique et sarcastique du monde de l’art en présentant des arnaqueurs, tels que Walter Keane et les galeristes qui utilisent la peinture comme un moyen de consommation et non comme une passion. Surtout, Burton y voit un moyen de « parodier » le mythe de l’artiste génial et fou en y dévoilant ses limites. Cela pourrait correspondre à une envie de s’émanciper de ses propres codes et d’explorer de nouveaux horizons puisque le style du réalisateur est si bien ancré dans la culture populaire que ses productions plus récentes se ressemblent comme le reprochent les critiques. Ces derniers mettent particulièrement en évidence la tendance de Burton à « recycler » ses thèmes et ses personnages qui perdent peu à peu leur originalité de départ pour tomber dans le cliché – ce que Lynnette Porter dénonçait avec la plupart des biopics à propos de Van Gogh. Lors de la séquence du procès qui oppose Walter à Margaret, les deux peintres doivent défendre leurs productions devant un juge. Pour prouver que sa femme a tort, Walter décide d’adopter un discours passionné et impliqué : « Je suis le seul créateur de mon art. C’est toute ma vie. Ma contribution au monde.» En utilisant des termes hyperboliques, tels que « toute ma vie » ou « contribution au monde », Walter reprend les problématiques plus grands artistes, telles que les idées de dévotion à l’art et de postérité afin de persuader la presse de son honnêteté et de sa qualité d’artiste. Margaret lui rétorque : « Tu étais un charmeur talentueux. Un véritable génie de la vente et de la promotion. » Par extension, elle dénonce les « faux artistes » qui font la promotion de leur art en se créant une personnalité bien plus qu’en progressant au sein de la quête artistique. En cela, Walter cultive davantage son personnage que ses créations. Indigné par les propos de sa femme, il s’emporte et répond au juge : « Je suis désolé pour les émotions. Je suis un artiste. » D’ailleurs, il est intéressant de noter que tout le jeu de Christopher Waltz est particulièrement révélateur de cette « mise en scène » de l’artiste génie et fou. Il parle fort, fait de grands gestes et occupe toute la scène au point que le juge déclare : « La chorégraphie n’est pas nécessaire. » Son extravagance et ses attitudes exagérées qui révèlent, selon lui-même, ses émotions rappellent toute la mise en scène des artistes des œuvres du corpus. Burton poursuit donc en reprenant les discours passionnés des artistes pour mieux décrédibiliser Keane. En effet, ce dernier évoque son art comme étant lié à l’humanitaire et à son engagement pour les enfants. Il s’emporte et fait un discours sans fin où les scènes s’enchaînent tout comme les phrases du peintre, sans avoir de sens ou de continuité. Enfin, il aborde son enfance pauvre jusqu’à ce que le juge le coupe à nouveau en dénigrant son discours et demande à ce que les deux peintres peignent des « Big Eyes » pour se départager. Par cette simple réflexion, Burton met donc en évidence que l’importance n’est pas d’être un artiste maudit, mais d’être capable de créer et d’apporter de la nouveauté à l’art – une prise de position qu’il défendait autrefois par le prisme du mythe de l’artiste génial et fou. Cette scène est particulièrement frappante car elle oppose Margaret et Walter à propos de leur art. Surtout, toute la force du passage réside, une nouvelle fois, dans sa mise en scène. Margaret est calme et confiante et s’efforce de recréer ses personnages. Walter adopte des expressions perturbées, parodiant ainsi l’artiste romantique en manque d’inspiration et ayant besoin de la présence de sa muse pour créer. Alors que Margaret finit de peaufiner son œuvre, Walter décide d’abandonner l’idée de peindre en expliquant qu’il souffre trop de son épaule – une référence probable à l’image de l’artiste maladif dont le corps souffre comme son âme.
Ainsi, Big Eyes montre que Burton a fait évoluer la perception de l’artiste génial et fou en nuançant son influence et en prouvant que le mythe est discutable. S’il correspondait à un idéal de révolte contre les Studios Disney et la culture populaire à ses débuts, il y voit à présent un moyen facile de présenter l’artiste sans se concentrer sur ce qui fait tout son essence : son art. Alors, Margaret Keane, qui n’a rien d’une personnalité extrême ou extraordinaire, rétablit l’équilibre en montrant une autre facette du créateur. Bien plus proche du public qu’un Ed Wood ou un Jack Skellington, elle prône avant tout le droit à s’exprimer et à apporter une perception qui lui est personnelle du monde. Un article de Manon LOPEZ.
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