Beaudelaire, Grand Soleil Noir

On interroge souvent les écrivains sur la genèse de leur écriture.

Au commencement est souvent une bibliothèque généreuse, l'amour de la lecture en héritage ou une blessure profonde.

Me concernant, il y a un peu de tout ça mais surtout il y a eu la rencontre fatale, suprême,

presque charnelle avec Baudelaire et son œuvre; symphonie singulière et féroce.

Charles m'a bousculée un après-midi de Septembre et je suis tombée dans ses bras cyniques

dans une librairie aujourd'hui disparue, à quelques mètres de l'université Sorbonne Nouvelle

où j'allais débuter des études de Lettres.

J'avais dix -sept ans, je lisais Cioran et Kundera sur lesquels Baudelaire est venu régner en

maître et sans partage.

Cioran était une lecture crâneuse, Kundera une énigme que je ne résoudrai que bien plus tard.

Baudelaire m'a réconciliée en quelques vers avec mon spleen anachronique, précoce et

incompris.

Celui que l'on nomme l'orfèvre de la mélancolie a illuminé la poésie romantique d'un grand

soleil noir et y a érigé des dédales arachnéennes, peuplées d'une horde indécente, obscène

mais diablement belle, superbement tragique.

Artiste maudit, inclassable et révolté, il a incarné le dandy décadent et sulfureux, l'artiste libre

et inféodé à une bourgeoise trop étriquée pour ses appétits sublimes.

Misanthrope, toxicomane, immoral et scandaleux pour ses contemporains, son œuvre a

pourtant résisté à la condamnation et à l'oubli et ses fleurs vénéneuses exhalent des notes

qu'on dirait éternelles.

Baudelaire a joué de la contradiction et du paradoxe jusqu'au paroxysme dans sa vie, dans son œuvre et dans ce qu'il représente encore aujourd'hui.

Poète prodigieux mais à la créativité poussive, en quête de luxe et d'absolu mais dont

l'existence fût dissolue et misérable, moderne et décadent, génie brillant mais torturé.

Si son existence a été fauchée par ses excès, si son œuvre a subi toutes les attaques, comment a-t-il pu alors devenir l'un des écrivains majeurs de la littérature française et être étudié dans le monde entier ?

Parce qu'avec leur modernité et leurs thèmes avant-gardistes, Les Fleurs du mal ont

révolutionné la poésie française.

La mélancolie et l’amour, le profane et la métamorphose, le plaisir et la corruption,

l'innocence et la décomposition, le lesbianisme et Paris, éventré et en pleine mutation.

Au-delà de ces considérations académiques, Baudelaire a surtout donné aux mots une chair,

une odeur et un souffle.

Le lire à voix haute c'est distribuer une grâce fragile et évanescente et s'enchanter au travers

d'une musicalité

"qui parle en secret sa douce langue natale.»

Sa poésie n'est aucunement crépusculaire ou noire, elle ne fait que raconter nos existences

fragiles et imparfaites sans naïveté ni hypocrisie et projette au fil de ses vers une lumière

blafarde sur notre dualité, et la somme de nos vices bien plus conséquente que celle de nos

vertus.

Il nous livre dans une maestria impudique et singulière sa quête de beauté et de vérité absolue, nous dépeint la splendeur et la misère des corps, tente au travers de son manifeste artistique de nous arracher au mal dans une entreprise qu’il sait pourtant vaine mais qui restera l’une plus glorieuses qu’eu connu le lecteur « son semblable, son frère. »

Un article de Chadia SALAH.