Il est un constat regrettable à faire de nos jours : en 2024, nous imaginons toujours l’artiste sous le prisme du masculin, et surtout, la culture populaire accentue toujours plus son génie fou. C’est le cocktail parfait pour créer des personnages artistes torturés, ou mieux encore, réinterpréter le parcours d’artistes déchus, aujourd’hui presque adorés pour leur folie – toutes nos excuses à Van Gogh qui en a payé les frais durant toute une vie sans savoir qu’il deviendrait un des peintres les plus appréciés au monde. La folie devient ainsi le revers intéressant du génie, les deux faces d’une même pièce qui ne cessent de se retourner pour bâtir la représentation de l’artiste « parfait ».
Dans un précédent article, j’avais présenté l’œuvre de Tim Burton sous un autre angle, montrant que son film Big Eyes présentait une vision tout à fait inédite de l’artiste par rapport à ce qu’il avait réalisé auparavant. Loin du cliché de l’artiste différent, isolé, marginal que le réalisateur apprécie tant, Margaret Keane en est une version toute aussi passionnée, mais plus saine d’esprit. Mais, il faut pousser l’analyse. Si l’émancipation de Margaret Keane suite à son procès et à l’obtention de ses droits d’auteur est bien présente, Burton nous offre pourtant l’image d’une femme-artiste soumise à l’autorité d’un homme violent frôlant la folie et presque totalement effacée pendant la majorité du film, alors que, rappelons-le, il s’agit d’un film qui la met en avant.
En effet, la femme-artiste est très peu exploitée au sein la culture populaire, comme si les hommes étaient les seuls à dominer le milieu. D’ailleurs, il est intéressant de noter que les hommes-artistes sont souvent entourés de femmes plutôt en retrait, qu’elles soient des muses, des adoratrices, des amantes, voire même des artistes. On pense notamment à Christine Daaé dans Le Fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux dont la voix est écrasée par celle du cantateur masqué. Ou bien, la femme-artiste est réduite davantage à la folie qu’au génie, ce qui est bien malheureusement le cas des films à propos de Camille Claudel, ces derniers semblant oublier le talent indéniable de la sculptrice au profit de ses crises.
Mais, les Studios Ghibli, n’ont décidément jamais suivi une seule mouvance, qu’elle soit de pensée ou artistique – et tout cela est surtout porté par un homme dont il est impossible de ne pas mentionner le génie : Hayao Miyazaki. Son cinéma d’animation a remis en question le mythe de l’artiste génial et fou dans toute sa structure en présentant une vision orientale du créateur qui devient, dans la plupart de ses œuvres, une créatrice troquant la « folie » contre « la spiritualité ». François Cheng dans L’éternité n’est pas de trop écrit : « Avait-il vraiment la patience de regarder une femme calmement, humblement, silencieusement ? Regarder comment elle vit, comment elle rêve, comment elle se recueille et se transforme. Comment elle impulse son rythme et déploie son espace, à l'instar d'un éventail, dans les plis duquel sa beauté originelle propage son rayonnement. » Hayao Miyazaki l’a très bien compris – et réalisé à l’écran.
La femme-artiste « miyazakienne » : Portrait d’une héroïne sensible et forte
Dans une interview en 2015, Miyazaki déclare : « Beaucoup de mes films comportent des personnages féminins forts. Des filles courageuses et indépendantes. Elles auront peut-être besoin d’un ami, ou d’un soutien, mais en aucun cas d’un sauveur. »
Les personnages féminins de l’univers Miyazaki portent tous les mêmes caractéristiques au point qu’on pourrait presque croire que le réalisateur les ait façonnés à partir du même moule : elles sont fortes, indépendantes, déterminées, alignées avec leurs valeurs et leur perception de la vie. Ainsi, l’héroïne Ghibli n’a pas à prouver sa force et son courage car elle incarne l’élément puissant et indestructible de l’œuvre. D’autres studios d’animation ont pris exemple sur Miyazaki, notamment les Studios Disney qui ont insufflé récemment une nouvelle image de la femme, la mettant ainsi au centre de son propre récit : Elsa dans La Reine des Neiges ou Vaiana en sont des exemples flagrants.
Pourtant, c’est dans le traitement de la femme-artiste que Miyazaki se démarque des autres réalisateurs, que ce soit dans le monde du cinéma d’animation ou du cinéma classique. Prenons pour exemple les deux films français sur Camille Claudel, celui avec Isabelle Adjani réalisé par Bruno Nuytten (1988) et celui avec Juliette Binoche, Camille Claudel 1915 (2013), réalisé par Bruno Dumont. S’ils présentent des différences, tous deux ne mettent pourtant pas à l’honneur l’apport artistique de Camille Claudel. Le premier se concentre uniquement sur son histoire d’amour avec Rodin, et le second explore sa descente en enfer en hôpital psychiatrique donc « l’après » période créative de la sculptrice. Dans les deux cas, la femme-artiste est soit représentée comme « l’amante » d’un artiste plus imposant qu’elle, soit comme une « folle » attendant désespérément le retour de son frère, Paul Claudel, pour s’en sortir. D’ailleurs, il s’agit bien de la rivalité artistique qui est mise en évidence : celle de Camille avec Rodin, et celle de Camille avec Paul. Ces œuvres présentent donc une femme aliénée, soumise ou en conflit avec une autorité masculine déjà reconnue et appréciée de son public.
Toujours « folle », mais jamais « géniale », la femme-artiste en est réduite à sa qualité d’amante ou de malade. Ses créations ne sont jamais explorées. En cela, Miyazaki s’oppose à cette perception en proposant une palette de personnages féminins en rapport avec l’art et dont la plupart sont des peintres. On retient principalement leur qualité de guide, ce qui est un motif récurrent chez Miyazaki. C’est bien dans Le Vent se lève (2013) qu’il remet véritablement en question le mythe du créateur génial et fou en présentant un couple « d’artistes » aux desseins opposés : Jiro Horikoshi, génie de l’aviation et concepteur de chasseurs bombardiers, et son épouse Nahoko Satomi, jeune peintre atteinte de la tuberculose.
Le Vent se lève pour la femme-artiste
Jiro Horikoshi est chargé par les autorités japonaises de concevoir les plans d’un avion particulier pour la Seconde Guerre mondiale. Obsédé par « son art », il s’isole du monde extérieur, pris dans une folie de création destructrice, négligeant Nahoko, gravement malade. Miyazaki met souvent en scène des couples qui présentent des oppositions, permettant ainsi d’apporter un certain équilibre symbolique entre deux êtres. Dans Le Vent se lève, l’équilibre se rompt car Miyazaki confronte le prototype d’un génie/savant fou à un autre type d’artiste, celui de Nahoko, dont l’art est productif et n’a pas un impact malsain. En effet, le rapport de la jeune femme à la peinture est poétique et laisse place à un véritable travail d’animation comme une scène où elle se trouve sur une colline, en train de peindre.
Miyazaki emploie de nombreux gros plans sur ses mains pour mettre l’accent sur le geste de création, qui s’effectue dans la nature et dans le silence. Il utilise un effet inverse pour son époux en privilégiant les plans d’ensemble pour montrer que l’environnement de travail « surplombe » Jiro et le suffoque. Pour Miyazaki, son « art » est contreproductif, car dicté par la folie et par la destruction alors que celui de Nahoko se place du côté des émotions et de l’expression – la jeune femme étant guidée par l’amour qu’elle porte pour Jiro et non par un rapport obsessionnel à la création. En cela, chez Miyazaki, la question du génie et de la folie ne se pose pas car tout art est un apprentissage. Dans Si tu Tends l'Oreille (1995), dont il est scénariste, il met en évidence le destin d’une jeune fille Shizuku qui rêve de devenir écrivaine.
Elle rencontre un vieil homme qui lui explique, en prenant la métaphore d’une pierre précieuse, qu’il faut patienter avant d’en extraire toute la beauté. Ainsi, on retrouve un schéma similaire aux héroïnes de Miyazaki qui ne sont pas forcément des artistes : la femme est toujours l’objet d’une quête solitaire et spirituelle comme on le retrouve dans Le Voyage de Chihiro (2001) par exemple. Plus émancipée que dans d’autres types de cinéma d’animation (que ce soit les Studios Disney ou même Tim Burton à ses débuts), la femme chez Miyazaki s’impose par son indépendance et son besoin d’expérience qui se retrouve également dans son rapport à l’art. Ainsi, à la fin du Vent se lève, Nahoko est emportée par la tuberculose. Du point de vue de Miyazaki, Nahoko a fini son voyage initiatique et s’est élevée alors que son époux, toujours vivant, est enfermé dans son propre système, soumis à son art.
La femme-artiste n’est plus folle : elle est spirituelle
La spiritualité se retrouve dans toute l’œuvre de Miyazaki, elle en est presque un personnage à part entière tant ses références ponctuent chaque film. Le divin côtoie l’humain, dans une lutte inlassable vers le cheminement intérieur – et la part divine de tout être se revêt très souvent sous les traits d’une femme. Nausicaa, par amour pour tous les êtres de la planète, veut rétablir l’équilibre entre l’homme et la nature. Un message qui est également porté par San, dans Princesse Mononoké, véritable voix de la forêt. Chihiro, bien que très jeune, est un symbole de quête initiatique, d’introspection, de plongée en soi pour se découvrir. Ces caractéristiques sont décuplées lorsqu’il s’agit d’une « femme-artiste ». Encore une fois, Shizuku et Nahoko deux « artistes » dont les arts sont particulièrement mis en avant, sont une parfaite représentation du lien subtil entre l’art et la spiritualité pour le réalisateur. Pour devenir écrivaine, Shizuku doit croire en elle, s’opposer à la vision réductrice de ses parents, et se laisser porter pleinement par l’imaginaire d’une statuette de chat qui prend vie sous l’encre de sa plume. Ce dernier l’invite au grand voyage du soi, une destination au parcours complexe qui enrichit son écriture de son expérience, qui polit la force de ses propos, de son style, de son roman. L’écriture est avant tout une manière de se comprendre, de nourrir la feuille blanche de notre apprentissahe. D’un autre côté, Nahoko est davantage liée au ciel qu’à la terre et ses guerres. Ce n’est pas étonnant qu’elle soit représentée sur l’affiche de l’œuvre, en train de peindre, alors qu’elle n’est pas le personnage principal. Elle est le seul élément poétique du film, se démarquant par sa douceur, son lien inévitable avec la mort, qui finira par l’emporter, mais aussi avec la vie. A la fin du film, apparaissant au milieu des carcasses d’avions qui ont tué tant d’Hommes, Nahoko, dans un dernier message prophétique, demande à son amour Jiro de vivre. Chez Miyazaki, la femme-artiste est celle qui transmet la vie par son art, celle qui « survit » même à la folie des Hommes. Jamais folle, oui toujours sage. Si les Studios Ghibli adaptaient la vie de Camille Claudel à l’écran, Miyazaki rendrait à la sculptrice toute la superbe de ces mains et toute la grandeur infinie de son esprit.
Nous pouvons d’ailleurs étendre cette définition d’« artiste » à la majorité des personnages féminins miyazakiens, qui, sans être des auteures ou des peintres, « créent » la vie par leur aura lumineuse et divine. Nausicaa et San sont des visionnaires qui cherchent à préserver la nature, source de vie, et surtout, divinité absolue qui offre à l’homme toutes ses ressources. Sophie, dans Le Château ambulant, incarne le temps qui passe, la manière dont on peut se « recréer ». Prisonnière dans le corps d’une dame très âgée, elle doit se transformer sans cesse pour avancer.
La femme est ainsi « artiste » malgré elle, créatrice, engagée, d’une puissance rare, et cela dans la simplicité pure. Jamais les Studios Ghibli ne sexualisent leurs héroïnes ou cherchent à les démarquer physiquement, à en faire des meubles charmants aux côtés des héros, ou bien des instruments marketing pour les spectateurs. Au contraire, elles sont des enfants, des jeunes femmes, des dames âgées, des créatures fantaisistes (Arrietty), elles sont simples, originales, libres, banales, extraordinaires dans leur diversité. La femme est divine par sa présence, son apprentissage, sa sagesse immense qui n’effleure pas la folie.
Et Miyazaki créa la femme, la reconnectant ainsi à la part sacrée de son féminin, probablement ce qui lui donne le pouvoir secret d’être artiste en étant femme. Un article de Manon LOPEZ.
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