Deux ans après son triomphe sur le même parquet, le mythique Mayerling fait son grand retour au Palais Garnier. La chorégraphie de Kenneth Macmillan (1929-1992) offre une approche théâtrale du ballet emblématique où les danseurs jouent autant qu’ils valsent, donnant parfois aux spectateurs la sensation d’assister à une comédie musicale de haute qualité.
Sexe, additions, violences prennent possession de la scène solennelle de l’Opéra Garnier comme autant de thèmes jusqu’alors réservés aux théâtres de boulevards. La déchéance de Rodolphe, héritier de l’Empire austro-hongrois, fils de l’héritier François-Joseph et de la célèbre Sissi, nous emporte avec elle, exacerbée par la musique de Franz Liszt.
La violence psychologique autant que l’obsession amoureuse s’annoncent comme les principales problématiques du ballet qui, de prime abord, semble seulement tourné vers une fresque historique chorale. La profondeur qui émane des personnages se révèle une richesse sans précédent tant le destin de chacun se voit intrinsèquement lié à celui des autres. Retranscrire dans un ballet des enjeux si subtils tant ils renvoient à la psychologie n’était pas un pari gagné. Pourtant, les solos de Rodolphe chorégraphiant son malaise interne et sa violence latente, retranscrivent pleinement le misérable état de son monde intérieur.
Telle est la richesse de Mayerling, mettre en musique le spleen tout en racontant une histoire historiquement prolixe. Réhabiliter un bourreau-victime tout abordant des sujets tabous pour finalement transcender le public par la poésie qu’il en émane.
Drame en trois actes
Si nous connaissons tous l’histoire de Mayerling, la mise en scène grandiloquente de Macmillan permet de rendre sa compréhension accessible à un primo spectateur, ce qui n’est pas courant en matière d’opéra. Solistes et danseurs s’interchangent dans un décor fastueux, entremêlant performances techniques magistrales pour les premiers - doubles pointes – et portés acrobatiques pour les seconds. Un aspect choral émane des différents tableaux bien que l’intrigue soit centrée sur le triangle amoureux composé du prince Rodolphe, de sa maîtresse Mary Vetsera et de son épouse, la princesse Stéphanie.
Drame à l’issue shakespearienne, Mayerling incarne, à bien des égards, le pendant masculin du Lac des Cygnes, de par la catharsis finale mais aussi de par les performances de son rôle principal. Le prince Rodolphe, interprété par Hugo Marchand, enchaîne les solos portant ainsi le bon déroulement du ballet sur ses pointes. Le danseur étoile livre une prestation des plus convaincantes d’un point de vue théâtral tout en transcendant la partie technique. Aussi éclipse t-il rapidement ses partenaires féminines qui, si elles maîtrisent parfaitement leur art, peinent à rivaliser au niveau de la présence scénique. Le charisme étant primordial a un tel degré de perfectionnement et celui-ci, à la différence de la précision des pas, ne s’apprend pas.
Roméo maléfique
Si les amours contrariés du prince Rodolphe et de sa maîtresse Mary pourraient faire écho aux tourments adolescents de Juliette et de son Roméo, le sujet principal de Mayerling s’avère porter essentiellement sur le caractère du personnage principal. En effet, le fils de l’impératrice Sissi semble voué à un destin aussi tragique que celui de sa célèbre mère. En outre, Rodolphe est porteur d’une multitude d’additions. Son mal-être se révèle le principal antagoniste de l’œuvre attendu qu’il l’emmène à une conduite autodestructrice qui impacte directement son rapport aux autres et plus particulièrement sa passion amoureuse adultérine. Hugo Marchand se montre convaincant dans le costume de ce prince tout sauf charmant. Sans tomber dans la caricature, c’est avec subtilité que le danseur parvient à induire les émotions de son personnage. Tantôt amoureux épris tantôt séducteur de bas-étage, la dualité qui anime Rodolphe illustre ses tourments intérieurs. Rodolphe aime Mary mais il ne peut s’empêcher de tester son pouvoir de séduction auprès du premier jupon croisé. Son ambivalence qu’il subit autant qu’il instigue le conduit à se replier sur lui-même. La dépression le guette. Doté d’un entourage fort délétère, le jeune prince se laisse envahir par ses démons, se mirant peu à peu dans la version maléfique de lui-même. Après avoir évoqué les affres de la prostitution, c’est le viol qui est traité au second acte. Les thèmes sont contraires à la bienséance qu’exige les règles de l’opéra classique. Jusqu’à l’automne 2022 - période de la première série de représentations de Mayerling - ils n’avaient pas leur place au Palais Garnier. Du moins, pas en tant que ballet inscrit au répertoire de l’opéra de Paris. En outre, la modernité des sujets évoqués et la dénonciation intrinsèque qu’ils emmènent avec eux, résonne comme un renouveau sans précédent. Un classique inculquant un vent de fraîcheur, ainsi pourrait être qualifié Mayerling dont les décors, plus somptueux les uns que les autres, pourrait se délocaliser sans peine à Broadway.
En dépit de ses tourments et de ses actes des plus condamnables, le prince Rodolphe parvient à susciter la compassion du spectateur. En cela, la mise en scène réussit le défi de transformer un héros somme toute, détestable en un personnage qui engendre une vive pitié. Et pour cause, si Rodolphe se comporte ainsi c’est parce qu’il demeure l’enfant délaissé par sa mère et qu’il désire que sa souffrance soit reconnue. Or, victime lui-même du manque d’empathie des siens, il se mirera en bourreau, changeant de siège dans le triangle de Karpman. Rodolphe maltraite sa femme physiquement. Il cherche à l’avilir comme il s’est lui-même senti avili. Rodolphe souffre autant qu’il fait souffrir si bien qu’il finira par retourner sa violence contre lui-même.
Ce personnage aussi complexe que difficile à cerner nous pousse à nous questionner sur les origines du mal. Un héritage se limite t-il à un titre ou sommes-nous tous porteurs des maux de nos aïeuls ? La fatalité peut-elle vraiment être conjurée ? Ou sommes-nous tous possiblement condamnés à perpétuer une tradition de souffrance ?
Ainsi ce drame illustre t-il pleinement le discours de Jaurès quant à l’abolition de la peine de mort : Il y a des individus, nous dit-on, qui sont à ce point tarés, abjects, irrémédiablement perdus, à jamais incapables de tout effort de redressement moral, qu’il n’y a plus qu’à les retrancher brutalement de la société des vivants (…) voilà ce que j’appelle la politique de la fatalité.
Les seconds rôles n’ont rien à envier au héros en ce qui concernent les névroses. Sylvia Saint-Martin cautionne l’addition au sexe de son mari, fermant les yeux sur sa toxicomanie. Loin de l’épouse sacrificielle qu’elle paraît, elle n’est en réalité, si peu investie dans sa relation que le comportement de son mari l’indiffère. Quant à Sissi, c’est un personnage aux antipodes de celui représenté au cinéma par Ernst Marischka qui nous est dépeint. Mère indigne, épouse adultère, la mère de Rodolphe joue au chat et à la souris avec son amant. Indifférente à sa famille mais désireuse de séduire un tiers, son manque de sincérité transparaît par la radicalisé de son changement de caractère. Si Rodolphe subit ses propres mouvements d’humeurs, Sissi n’en à que faire, se délectant même de l’emprise qu’elle exerce sur autrui. Auprès de ces protagonistes tourmentés, la jeune Mary Vetsera, dans la candeur de sa jeunesse et la pureté de ses sentiments, fait office de cygne blanc du ballet. Maîtresse de Rodolphe, elle l’aime d’un amour pur et loyal pour ce qu’il est, et ce, sans chercher à le changer. Et c’est là que le bât blesse. Les femmes de la vie de Rodolphe, de Stéphanie sa légitime à Mary son amante, ne possèdent pas suffisamment de personnalité pour empêcher sa déchéance. La douce Mary le suivant même dans sa chute. On regrette néanmoins le manque de conviction parfois perceptible de Dorothée Gilbert qui la campe, notamment lors de scènes cruciales comme celle du pistolet.
Les solos de Rodolphe s’avèrent - sans surprise - les meilleurs moments du ballet, car au-delà de l’aspect technique, ils illustrent l’isolement du personnage et ses tribulations internes. Entouré d’une femme accomplie, sans doute Rodolphe aurait pu être aidé mais sa toxicité l’encourageant à séduire des âmes abîmées précipite sa perte.
Mayerling incarne la pleine définition du ballet classique, de par sa tension dramatique mais également de par la beauté de ses tableaux. La précision des solos comme des tableaux de Kenneth Macmillan en fait un chef-d’œuvre à la hauteur de L’histoire de Manon. La dimension historique offre un bel arrière plan, accentuant parfois la tension des événements. La couleur des décors et des costumes s’assombrissant au fur et à mesure que le sort de Rodolphe se scelle.
En dépit de son aspect sulfureux, Mayerling a pleinement sa place à l’Opéra Garnier tant les problématiques évoquées sont profondes et intemporelles.
Un article de Mélanie GAUDRY.
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