L’art est souvent associé à la folie, notamment lorsqu’il est accompagné de ce que l’on appelle sans parfois pouvoir en donner une définition, le génie.
De par la glorification de cette folie géniale à travers de grandes figures, telles que Savador Dali ou Antonin Artaud, eux-mêmes portés par des mouvements tout aussi notables, comme le dadaïsme ou le surréaliste, on tend à oublier la souffrance que subissent les artistes réellement atteints de troubles ou maladies psychiatriques.
En 1984 sortait le roman d’Anne Delbée, Une Femme, retraçant la vie de Camille Claudel. Dans cette biographie romancée, l’autrice met l’accent sur les tentes premières années de la vie de l’artiste dédiées à la création en contraste avec les trentes années suivantes passées en hôpital psychiatrique.
Le traitement de ces dernières années par Anne Delbée consiste en des bribes de lettres de Camille Claudel qui insistent sur l’injustice ressentie par la sculptrice lors de son enfermement.
Sa « folie », du moins sa folie incapacitante, n’est pas innée. Le roman vient de fait mener à une réflexion sur l’impact de la place de la femme dans la société, donc le patriarcat, sur la santé mentale des femmes artistes.
Le premier aspect exploré par le roman est l’obsession de l’artiste pour sa pratique, soit la part effectivement innée de sa « folie ». Au-delà̀ du rapport de la jeune Camille à chacun des membres de sa famille, l’omniprésence de la sculpture dans son quotidien et sa pensée est mise en avant.
Camille Claudel est plus que passionnée par la terre. Elle ne pense qu’à la précision de ses œuvres et ne semble s’exprimer que par ce biais, en dehors duquel, d’ailleurs, elle est décrite comme froide, introvertie et se désintéressant de tout ce qui est lié à la féminité.
Chez de nombreux artistes, même masculins, on retrouve ce schéma obsessionnel menant au perfectionnisme extrême, menant lui-même parfois à une certaine forme de folie. Cependant, cet aspect de la folie de Camille Claudel n’est que le premier abordé et n’explique pas selon Anne Delbée la dérive de son sujet.
L’obsession, en effet, n’explique pas tout. On découvre par la suite que Camille Claudel n’est pas fermée sur elle-même comme la première partie du livre le laissait supposer. À Paris, elle rencontre Auguste Rodin, génie de la sculpture de vingt ans son ainé́ et duquel on compare très rapidement son art.
Les deux artistes deviennent amants et Camille assiste Auguste dans son œuvre. Au cours de cet apprentissage, Camille rencontre les notables de Paris, les acteurs primordiaux du monde de l’art, mais également les modèles et les autres sculpteurs (tous masculins) de l’atelier de Rodin. Comme on pouvait s’en douter pour l’époque, la sculpture (et la sculpture de nus) est un milieu d’hommes. Camille doit donc non pas se faire reconnaitre son art comme le ferait un homme, mais doit s’excuser de ne pas en être un.
Camille Claudel refuse toutefois de se conformer aux attentes liées à son statut de femme. Elle poursuit son parcours, sourde aux critiques injustifiées. Malgré son talent pourtant reconnu, elle peine à se hisser sur le piédestal qu’elle mérite. Toujours, on la compare à Rodin. Étant sa maîtresse et son apprentie, elle vit dans son ombre, oubliant même son travail personnel à certains moments de sa vie. Elle restera dans son ombre jusqu’à sa mort, même longtemps après leur rupture. Camille subsiste à peine tandis que l’on offre tous les honneurs à Rodin.
Vient s’ajouter à cet étau une nouvelle pièce : Paul Claudel, le petit frère de Camille, dont le talent littéraire émerge peu à peu.
On comprend dans les mots d’Anne Delbée que Camille Claudel avait le talent et la force de travail nécessaires à une réussite tout aussi flamboyante que celle des deux hommes auxquels elle fut sans cesse rattachée. On comprend également que, d’après l’autrice, c’est bien cela qui la conduisit à la folie et à l’enfermement.
Le roman Une Femme porte de fait un message féministe fort et subtil. Camille Claudel n’a pas été légalement empêchée d’exercer son art. D’un point de vue peu réfléchi, on pourrait penser que rien ne se mettait en travers de sa réalisation et que seule la malchance scella son destin tragique. Sans en faire un essai coup de poing pénible à lire et moralisateur, Anne Delbée dénonce le patriarcat et le sexisme systémique qui, s’il était évidemment décuplé à l’époque de Camille Claudel bien plus puritaine et rétrograde existe encore aujourd’hui, vient affecter le parcours des femmes artistes ainsi que leur santé mentale.
Les femmes artistes doivent composer avec la propension de la société à les rejeter ou à les associer systématiquement à un homme fameux de leur connaissance. En plus de la folie innée associée au génie, les femmes artistes sont psychologiquement impactées par les obstacles sociétaux liés uniquement à leur genre. Pour vivre de leur activité artistique (déjà un grand défi en soi), les femmes n’ont d’autres choix que de s’abîmer mentalement et psychologiquement, parfois en vain ,comme dans le cas de Camille Claudel. Un article de Jade BANGOURA.
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