CARTIER SANTOS : Le crime symbolique de SDM (Partie II)
- Maureen KAKOU
- 29 avr.
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 1 mai
Medusa, une déesse protectrice
Dans Cartier Santos, Medusa apparaît à la fois comme une proie et une prédatrice. Tous les hommes sont de potentiels prédateurs dans ce clip, mais ici, c’est la femme qui trône en Reine Prédatrice.
Regard perçant, chevelure d’argent… Parures serpentines, volupté exquise… La femme fatale manie les hommes à sa guise. Pourtant, ils sont autour d’elle, telle une proie sur le point d’être dévorée.

Si l’on plante ce décor dans la réalité, on est presque tentée d’imaginer une expérience morbide : le temple s’offre comme le théâtre d’un rituel satanique, doublé d’un viol collectif. Ces fantasmes sordides font partie des angoisses qui hantent une femme (et d’autant plus, une femme africaine), si elle se retrouve dans une situation similaire.
À de nombreux égards, l’ambiance rappelle une messe noire. Un culte satanique.
Le fait que ce soit un lieu sombre, un huis clos, un espace complètement fermé, accentue l’atmosphère étouffante. Angoissante. On a même l’impression qu’on ne peut pas sortir de cet endroit infernal… Cela fait écho au temple où Medusa a été violée.
Pourtant, elle trône dans ce temple, comme une Reine, une déesse maîtresse de son pouvoir, Prêtresse de sa Puissance. Son trône est un autel.
La femme apparaît alors comme une déesse vénérée ou un agneau sacrificiel. Une divinité crainte ou une offrande aux dieux. Aux hommes.
À la fois proie et « prédatrice »…
Mais est-elle Prédatrice ou Protectrice ?
Objet de désir, sujet de plaisir, on la présente comme une tentatrice qui pétrifie les hommes et aspire les âmes. Tous les hommes autour d’elle, à l’exception de SDM, sont médusés. Medusa est dépeinte comme une femme sulfureuse, vénéneuse, prédatrice… Mais peut-être qu’elle transforme les hommes en pierre pour se protéger. Se protéger du danger. Peut-être craint-elle d’être à nouveau violée, comme elle l’a été dans le temple d'Athéna, abusée par Poséidon.
Le mythe de Medusa ou la puissance des femmes
Sur l’autel de l’indifférence, la femme est sacrifiée.
Le mythe de Méduse est un mythe dont se sont emparées nombre de militantes féministes, pour illustrer la puissance des femmes. De nymphe victime à déesse protectrice, Medusa s’approprie son pouvoir.
Medusa, dont le nom signifie « Protectrice », apparaît alors comme un symbole de la lutte des femmes, une figure des violences, une allégorie de leurs souffrances, mais aussi l’emblème de leur puissance, si ardemment crainte.
Effigie féministe, Medusa porte un lourd témoignage sur les violences sexuelles et sexistes. Cette femme, victime d’abus en tout genre, transcende sa douleur et sa souffrance, par son pouvoir incontrôlable et sa colère justifiée.
Personnage fabuleux, la Gorgone symbolise une puissance redoutable.
Le pouvoir de Méduse ou la peur de castration des hommes
Un serpent blanc. Un homme en noir. Sur les lunettes de SDM, se reflète une mise en abyme nous immergeant dans l’histoire. Cette mise en abyme nous indique que le récit est conté, selon le point de vue de l'artiste. Selon le regard du personnage qu’il incarne. Ainsi, Cartier Santos explore la sensibilité masculine à l’aune de l’expérience féminine.
Comme l’illustre un plan saisissant, l’homme est enchaîné par des serpents. Et donc, métaphoriquement, par le pouvoir des femmes.
Dans Cartier Santos, l’auteur infuse son venin.

Présentée comme un être démoniaque, un serpent… La femme est diabolisée, tandis que l’homme porte sa croix. Comme pour signifier que la femme est maléfique et qu’il faut s’en protéger. Ainsi, l’artiste porte sa croix, au sens propre comme au figuré.
Dans ce cas de figure, la métaphore de la Femme serpentine rappelle un personnage biblique : Lilith. Avant Ève, il y aurait eu Lilith. Effacée des textes sacrés, car elle aurait refusé de se soumettre à Adam, Lilith incarne l’archétype de la Femme Fatale. D’aucuns racontent que Lilith serait le Serpent, présent dans le Jardin d’Éden, à l’origine de la Tentation d’Adam et Ève. Comme Lilith, la Méduse est une Tentatrice. Une Prédatrice. Sur le plan psychanalytique, elle incarne la part sombre des femmes et les terreurs enfouies des mâles.

En substance, ce clip cristallise la peur de castration des hommes, une question si longtemps débattue par le mythe de Medusa.
Dans la scène où les hommes l’entourent, les yeux sont rivés sur elle. Les hommes semblent à la fois subjugués et craintifs. On dirait presque un rituel satanique… Émerveillés et pétrifiés, ils semblent sur le point d’opérer un sacrifice.
En effet, la femme est sacrifiée sur l’autel de la violence. Non pas par ce groupe d’hommes médusés, mais par un homme en particulier qui œuvre pour se faire justice (à lui-même, et parallèlement, aux autres). Métaphoriquement, c’est le meurtre des hommes, commis à l’encontre de cette femme. Ainsi, l’artiste s'octroie une puissance salvatrice, par un féminicide symbolique, érigé comme un acte de justice.
À la fin du clip, SDM enlève ses lunettes et l’on découvre que l’artiste s’est crevé les yeux. Il campe ainsi le rôle d’un personnage torturé : un homme qui s’est percé les yeux pour ne pas croiser le regard de la Gorgone et subir le même sort que ses congénères : être pétrifié. L’homme aux yeux percés campe le rôle de Persée, le “héros” qui tue Médusa, à coup d’épée.
Le héros du récit se fait alors le héraut de la violence.
Derrière l’autel où se tient Medusa, une fresque murale illustre cet épisode de la mythologie grecque : Persée assassine Méduse, en lui coupant la tête. Emmurées, ces images épiques soulignent le caractère tragique de l’histoire.

Cependant, une autre lecture s’offre à nos regards : on peut imaginer que les yeux de SDM portent désormais la marque du pouvoir de Medusa, d’autant plus que la Gorgone a été tranchée à la gorge.
En ce sens, le rappeur semble s'approprier le pouvoir de Medusa. Est-ce là le désir des hommes, de s’approprier le pouvoir des femmes ?
Pétri de souffrances, l’artiste est aveuglé par le prisme de sa blessure narcissique.
Ce clip traduit la peur de la castration [des mâles], et un désir inconscient de s’approprier le pouvoir des femmes. Ce clip m’a fait beaucoup de mal. J’y vois une brisure entre les hommes et les femmes… Cela me froisse et me chagrine.
La scène du féminicide, les dernières images du clip, sont déchirantes. Poignantes.
De métaphores en métaphores, à coups d’images épiques, l’auteur remue le couteau dans la plaie.
Une Épée dans le cœur
Une autre métaphore se dessine en filigrane. Celle-ci illustre un thème au cœur de la chanson Cartier Santos : celle du chagrin d’amour. Comme dit le proverbe, “L’amour rend aveugle…” Surtout si l’on s'éprend de Medusa… Visiblement.

La toxicité de la relation est suggérée par le venin de la femme serpentine. Le couteau, la petite épée, symbolise la blessure, la plaie au cœur. Le fait de la planter dans ses yeux, est un châtiment corporel qui traduit la souffrance abyssale. D’autant plus que les yeux sont les portes de l'âme.
Mais cela illustre surtout ce qu’on observe dans les relations abusives. Les liaisons dangereuses… Dans Cartier Santos, la relation toxique débouche sur une tragédie. Ce qu’on a longtemps appelé “crime passionnel” ou “drame conjugal”.
Aujourd’hui, on sait qu’il s’agit de féminicide, et non pas de crime passionnel.
Et que l’amour, ce n’est pas la violence.
Mars et Vénus : La guerre entre hommes et femmes n’aura pas lieu
Cartier Santos est une œuvre captivante qui souligne les tensions entre “male gaze” et “female gaze”, regard masculin et regard féminin. À travers les yeux de Medusa, on prend la mesure d’une douleur insoutenable, tristement minimisée sous la lunette mâle.
Ficelée autour du mythe de la Femme-Serpent, l’histoire semble dans un premier temps, diaboliser la femme, en explorant la psyché d’un homme qui a mal. Pourtant, elle nous invite à réfléchir sur le danger de nos passions.
Cette œuvre soulève des questions fondamentales sur les relations hommes-femmes. Loin de vouloir tomber dans les pièges du manichéisme, je pense qu’il est avant tout essentiel de se questionner. De réfléchir. De s’interroger. Par mes propos, l’idée n’est pas d’opposer une guerre stérile entre les hommes et les femmes. L’idée est de cheminer vers une quête mutuelle d’harmonie renouvelée.
Portée par des images fortes et des visuels sublimes, CARTIER SANTOS nous plonge au cœur de l’intime, mettant en lumière les pans sombres des unions. Les ténèbres des relations.
À mon sens, cette œuvre pose des questions essentielles sur les histoires d’amour. Et plus largement, sur les dynamiques de pouvoir, propres aux relations amoureuses. Elle interroge les mécanismes insidieux des liaisons dangereuses, les rouages des unions toxiques, menant inexorablement à des drames irrévocables… Encore banalisés.
Ces réflexions invitent à se questionner sur les désirs des hommes, sur la puissance des femmes, et sur la façon dont ces entités peuvent interagir, en vue d’une communion saine… Et profitable pour les deux partis.
Regards d’un subsaharien, regards d’une subsaharienne — Regards croisés
Dans cette célébration de regards croisés, peut-être l’amour sera-t-il retrouvé.
Cartier Santos explore les regards féminin-masculin. Les deux protagonistes de l’histoire, étant des personnages noirs, il me semble intéressant de s’interroger, sur les regards d’un homme noir sur une femme noire. Un homme africain, une femme africaine. Et plus particulièrement, sur la vision de l’amour, dans la pensée subsaharienne.
“Il faut toujours qu’il y ait du féminin là où il y a du masculin, sinon on n’est pas complet. Je trouve cela très beau à réactualiser, surtout à notre époque. J’ai l’impression qu’on va passer d’une domination masculine à une domination féminine, sans connaître l’étape de l’harmonie, de la conjonction, de l’union des forces apaisées où personne n’a envie d’écraser son compagnon.” (Léonora Miano, lors d’un entretien pour Jeune Afrique) Effectivement, c’est le serpent qui se mord la queue.

Écrivaine franco-camerounaise, Léonora Miano est une auteure multi-primée, connue pour avoir popularisé la notion d’ « Afropéanité ». Ce concept désigne une identité hybride, à l’intersection des cultures africaine(s) et européenne(s). Léonora Miano explore les histoires d’amour, les dynamiques de pouvoir qu’on y trouve, la part de féminin et de masculin, que chacun porte en soi. Elle partage sa vision des relations amoureuses, à la lumière de la pensée subsaharienne. Autrement dit, la philosophie traditionnelle, dans l’Afrique noire.
Dans une interview adressée au journal Le Temps, l’écrivaine afropéenne affirme : « La guérison ultime vient de la relation. » Une assertion pour le moins réconfortante.
Cartier Santos offre une réflexion universelle sur les relations amoureuses. Si les deux protagonistes sont des personnages noirs, l’histoire raconte une expérience collective, sur l’amour et le pouvoir. Pourquoi ce désir de domination ? Comment contrôler nos passions ? Comment opérer la guérison ? Comment les hommes et les femmes se regardent ? Qu’en est-il de l’amour ? Qu’en est-il du futur ?
À l’heure où les questions féministes éclairent de plus en plus les relations amoureuses, il est important de s’interroger, dans la quête d’un meilleur chemin et d’un équilibre humain. Dans la quête d’une union retrouvée et célébrée. Un article de Maureen KAKOU.
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