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Constellation 

Photo du rédacteurLucas DA COSTA

Flaubert, son dictionnaire et la bêtise

Les rappels incessants de l’actualité à la bêtise du monde m’ont fait me replonger dans Le Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert (1910). L’auteur s’est acharné, une partie de sa vie, à vouloir pointer du doigt la bêtise et dans son dictionnaire, On y retrouve pas mal de fragments littéraires dans un condensé qui se voudrait tout aussi lourd que ce qu’un dictionnaire peut l’être quand on se souvient qu’avant Google, il y avait ces immenses rassemblements de pages qui prenaient la poussière, enfant, chez les grands-parents. On les feuilletait quand la maîtresse voulait nous apprendre comment trouver les mots « Hippocampe », « Analphabète » ou « Servitude ». Deux des derniers mots qui ornent si bien, pour les déçus, les derniers souvenirs de l’école. Oui, mais voilà !… Celui de Flaubert est beaucoup plus court, et se veut plus incisif qu’un Littré, un Robert ou un Larousse. Alors on y plonge, on y nage et on se laisse tremper par son encre.

 

« Le temps ne change rien à l’affaire…

 

J’ai pris l’édition parue au « Livre de Poche ». À la page 56, il définit « Calvitie » : « Toujours précoce – et causée par des excès de jeunesse, OU la conception de grandes pensées ». Le pauvre Flaubert commence à perdre ses cheveux trente ans avant sa mort, en 1880. D’aucuns pourraient l’accuser d’avoir eu de grandes idées. (Ce qui est tout de même un comble dans un monde qui se met souvent à penser beaucoup trop tard…) . Et d’autres d’avoir trop profité de sa jeunesse. Bon, on sait que le brave Flaubert est du genre indépendant. En 1839, il se fait exclure de son cours de philosophie pour indiscipline. Et les parents d’élèves nous renseignent aujourd’hui de leurs lumières en disant que c’est avant tout un trait de génie. Encore une fois la (grande) modernité nous éclaire sur le passé : Flaubert avait donc de grandes idées ! Il présente de fait seul son baccalauréat littéraire l’année qui suit et l’obtient. Et comme on sait, selon l’adage,  les voyages forment la jeunesse ! Eh bien Gustave va voyager la même année. S’il va d’abord contempler les Pyrénées et la Corse, il ira tutoyer plus tard les pharaons d’Egypte ou bien encore refaçonner par les mots les colonnes des temples grecs avec Maxime Du Camp entre 49 et 51. En 1858, il musarde «  à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar » et se prend soudain à rêver de Salammbô (1862).

 

Étudiant, Flaubert va vers le droit et se fait un devoir d’échouer en deuxième année (1843). Le droit l’ennuie. Il préfère le sentiment. Alors il l’exploite et l’étoffe jusqu’à ce que sa plume gueule la première version de L’Éducation Sentimentale (1845). On y croise Frédéric Moreau, archétype du romantique de ces premières décades du XIXème chamboulées par la politique. Mme Arnoux est, à ses yeux, « comme une apparition ». Le roman se chargera de faire de cette relation le récit d’un échec que la vie viendra conclure par une dernière rencontre nostalgique où, bien des années plus tard, Arnoux lui remet une mèche de cheveux symbolique. « Et ce fut tout. ». En 1846, il rencontre chez le sculpteur Pradier dans la capitale une certaine Louise Colet. À cette époque, on eut dit plutôt : « Madame Louise Colet ». Elle écrit des poèmes, elle publie et elle reçoit aussi. Ses salons littéraires accueillent des Hugo, des Musset et des Baudelaire. Un siècle en retard, elle est, par ses salons et son esprit, le catalyseur d’une effervescence culturelle. Avec Flaubert, naît une passion qui durera quelques années. La flamme est bien plus entretenue par le feu de leurs plumes que par la chaude intensité du croisement de leurs regards. Gustave est à Rouen, Louise à Paris. Leur correspondance est extrêmement célèbre et je laisse à qui me lit le plaisir d’aller plonger indiscrètement dans les vagues de leur intimité. Elle fut révélée par la sorcière cossue qu’on appelle encore « Littérature », la Mère de tous les siècles, la Femme de tous les maux. Elle dura huit ans. (Leur relation, hein. Pas la Littérature.)

 

« Madame Bovary, c’est moi »

 

Toujours est-il qu’il nous faut maintenant traiter le phénomène Bovary. Madame Bovary, c’est le miel extrait des cris de son auteur, le rêve d’un moustachu ou le cauchemar de milliers d’élèves. Tout dépend des points de vue. En 1856, Flaubert achève les dernières pages de sa Bovary et commence à publier tout cela en feuilleton. Mais si on rentre un brin dans le détail, c’est quoi Madame Bovary ? Eh bien c’est l’inspiration d’un fait-divers (ou son expiration...). C’est le récit de la vie de Charles Bovary, un médecin de province, et surtout de sa femme, Emma. Jean Rochefort, pour Le Boloss des Belles Lettres, trésor urbain sous-estimé, fiorituré d’or et d’argent, et jadis diffusé sur France 5, décrivait la relation Charles/Emma : « Ils se marient, et puis ils vont crécher dans un bled pérave de Normandie. Emma ? Elle se fait chier. […] Elle kiffe le Swag, alors elle claque son bif [pour] […] des trucs de luxe, quoi. […] Emma, elle est obligée de faire des emprunts au bonhomme de Cételem. Sauf qu’après bah, ils sont endettés. ». Et cela finit par une belle rupture et même le suicide d’Emma. Somme toute, une vie rêvée. Sauf que là où mûrit la gêne, point de plaisir. Entre temps, on voit presque pousser des cornes sur le front du brave Charles. L’autorité qui voit passer certains fragments du roman commence à se fâcher et Flaubert obtient des démêlés guerriers avec l’aveugle à la balance. J’ai nommé : « Justice. ». Après des litres de sueur à tenter de se défendre et des litres d’encre à tenter de l’inculper pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs », l’auteur est acquitté. De quoi déclencher chez Flaubert quelques crises de nerfs dont l’auteur souffre déjà depuis 44.

 

Un écrivain au travail

 

Avant tout, Gustave Flaubert, c’est l’écrivain au travail. Le travailleur à la plume. L’inspiration, comme aurait pu le dire les romantiques, ne vient plus de la muse. Elle vient à force de gratter le papier de sa plume incisive qui, parfois, se demande ce qu’elle va bien pouvoir lui offrir. Alors il gueule les textes, enfermé dans son chez-soi. Il se documente, posé entre un Balzac et un Zola, mais attention, n’allez pas lui susurrer, si vous aviez la chance de le croiser dans la rue, qu’il a imité Balzac, malheureux ! « Prends garde au Lys dans la Vallée ! » entend-t-on hurler dans ses Œuvres Complètes. Bouvard et Pécuchet, avant le dictionnaire, sera pour lui le parangon de l’illustration de la bêtise. On y revient.

 

… quand on est con, on est con... »

 

Quand je vous avais dit que je m’étais presque réfugié dans le Dictionnaire des idées reçues comme un antidote à l’idiotie humaine de nos autres temps sereins, c’était vrai ; et c’était par le menton que Flaubert tirait la barbe de la bêtise. Il nous définit, toujours dans l’édition du « Livre de Poche », page 93, « Imbéciles », je cite : « Ceux qui ne pensent pas comme vous ». Et par l’enchaînement stylistique et orthographié d’une phrase démonstrative, il nous renvoie à la figure l’origine de la bêtise : l’égo. Car c’est cela, la puissance de feu de Flaubert, qui s’est sûrement rongé les ongles à se demander si la phrase sentait assez la poudre pour qu’elle prenne feu au contact de notre rétine. Il écrivait, concernant Bouvard et Pécuchet, à Madame Roger des Genettes en 1872 :  « Je vomirai sur mes contemporains le dégoût qu’ils m’inspirent. Je vais enfin dire ma manière de penser. ». Et sans qu’il n’y paraisse rien, Gustave nous écorche l’âme sur le fondement d’un amas de définitions coupantes. D’autres sont comiques. « Littérature : [page 101] Occupation des oisifs. » et d’autres, franchement moins utiles. « Mobilier : [page 105] Tout craindre pour son -- » Bon…            On pardonnera à Flaubert son goût d’avoir voulu trop en faire. Car il a fait, et très justement. Et ce, même si cela échappe à celles et ceux qui le détractent aujourd’hui, peut-être à raison. Lui qui ne voulait pas être Balzac, finit en 1875, tel un Goriot, par se ruiner pour aider sa nièce, dans le besoin. Lui qui a vécu une bonne partie de sa vie de rentes familiales ( non, on ne l’envie pas…) finit par mourir d’une hémorragie cérébrale en 1880. Il aura, avant cela, pu publier Les Trois Contes (1877), ainsi donc écrire Un coeur simple pour George Sand, qui le quitte quelques mois après, envoyer un dernier baiser à sa Louise, et donner métaphoriquement quelques consignes pour son chant du cygne contre la bêtise. Son dictionnaire, dont il se voulait absent et pourtant dans lequel son ironie est le fantôme bien présent qui le hante… Son dictionnaire, qui ne devait pas en être un... Son dictionnaire est publié à titre posthume en 1913. Ce cinglant boulet rouge d’humour bien construit demeurera incomplet, comme Bouvard et Pécuchet, publié également à titre posthume. Serait-ce un signe ? Comme si la bêtise demeurait finalement incommensurable à tel point qu’il fallait lui faire l’honneur de ne point donner de point final à des ouvrages qui parlent d’Elle. Si elle n’a pas eu la peau de Flaubert, elle aura eu celle de la raison et du savoir réfléchir. Don trop rare offert aux ambitieux de l’inquiétude.


Un article de Lucas DA COSTA.

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