Ghosting : J’ignore donc que je suis.
- Mélanie GAUDRY
- 14 déc. 2024
- 8 min de lecture
Longtemps réservé aux manipulateurs pervers narcissiques, le ghosting s’est désormais démocratisé. Et pour cause, si autrefois l’éducation et le savoir-vivre jalonnaient le rapport à l’autre, dans une société où la paupérisation matérielle et intellectuelle sévissent, les relations sont, pour beaucoup, le reflet de leur perte de codes sociaux. Quand autrui ne remplit plus la fonction pour laquelle le futur fantôme l’a adoubé ou simplement car la lassitude s’est installée, ce dernier quitte subitement la scène, laissant l’autre avec ses incertitudes si tant est qu’il en est. Car en 2024, ghoster n’est plus un irrespect mais une manière de communiquer qui permet également de laisser une porte ouverte en cas de besoin. Retour sur un phénomène devenu hélas plus courant qu’il n’y paraît.

Disparition programmée
La définition du ghosting est simple : il s’agit de rompre une relation amicale, amoureuse ou familiale sans en avertir le second antagoniste. Le coutumier du fait cessera toute communication laissant libre cours à l’interprétation de l’autre. Ce dernier, pour pallier cette violence psychologique qu’est le ghosting, se retrouvera en proie à la rumination, cherchant dans sa propre intériorité les raisons d’un rejet dont il n’est pas responsable. Du désespoir à la mélancolie, il oscillera entre différents sentiments sans parvenir à faire le deuil de la relation.
En cela, c’est une technique particulièrement prisée par les manipulateurs pervers narcissiques pour vampiriser l’énergie de leur victime tout en asseyant leur emprise. Car pendant que la proie se demande pourquoi le PN est subitement devenu silencieux, ses pensées continuent de le prioriser, agissant inconsciemment selon les règles imposées par le manipulateur. Quand intervient la phase de rejet, le manipulateur pervers narcissique appréciera cette technique. En effet, incapable d’assumer une quelconque responsabilité et craignant par-dessus tout d’être défini comme « mauvais », le PN fera en sorte de pousser sa proie à le quitter. Le cas échéant, il pourra utiliser le ghosting pour ainsi nier jusqu’à l’existence même de sa proie, laquelle, après quelques supplications infructueuses optera également pour le silence, laissant libre cours au manipulateur de revenir tester son emprise. Et pour cause, l’autre étant un objet pour le PN, il choisit de le reposer sur son étagère jusqu’à ce qu’une pénurie narcissique ou un intérêt quelconque ne se présente.
Si nous pouvons comprendre l’attrait du manipulateur pervers narcissique pour cette disparition programmée tant il se révèle somme toute incapable de clore une relation, les choses se compliquent avec la prolifération du ghosting. Pour le PN, abandonner son objet s’avère impossible puisque toute personne érigée au rang de victime est censée lui appartenir ad vitam eternam. Si la victime ne coupe pas les ponts avec le manipulateur, celui-ci ne cessera - une fois le love bombing passé – d’aller et venir dans la relation. Le ghosting sera alors synonyme d’une rupture dont la pérennité dépend uniquement du manipulateur pervers narcissique. En revanche, quand le procédé est utilisé par une personne qui ne révèle pas du trouble de la personnalité narcissique, son usage s’avère révélateur d’un problème sociétal dont les racines se trouvent dans le manque d’éducation et la sur communication induite par un usage abusif d’internet.
Ghoster, es-tu là ?

Quand il n’est pas du ressort du manipulateur pervers narcissique, le ghosting se fait l’écho de maux sociétaux. Tout d’abord, la paupérisation matérielle et intellectuelle - intrinsèquement liées - qui engendrent la méconnaissance de l’étiquette voire du simple savoir-être. L’usage intempestif des applications de rencontre pour pallier l’isolement qu’engendre le manque de loisirs a renforcé le phénomène. L’autre devenant ainsi un outil pour satisfaire des besoins ( physiques , sentimentaux etc ) devient ainsi interchangeable et donc répudiable. N’oublions pas que l’absence d’étiquette ou simplement de savoir-vivre rend impossible les connexions profondes. Attendu que ce sont des principes qui s’acquissent dans l’enfance, aucun retour en arrière n’est possible. Aussi ne doit-on pas nier que la démission parentale joue un rôle crucial dans la formation du futur ghoster. Et pour cause, élevé par une mère qui travaille et un père obnubilé par la survie financière du ménage, il s’est lui-même senti objet de ses parents ; la preuve humaine qu’ils sont au moins capables de perpétuer le modèle familial traditionnel faute de l’assumer.
Un exemple valant mille discours, je vous invite à découvrir le cas de Sandra et de Liam.
Un doux matin du mois de mai, Sandra répond au DM d’un ami d’ami qui désire l’inviter à boire un verre. Il s’appelle Liam, la petite quarantaine, pigiste sur une chaîne de la TNT, un physique banal et une approche qui l’est tout autant. Habituée à être courtisée dans les formes, la jeune femme de vingt-sept ans reste de marbre, déclinant une à une les propositions qu’elle juge « cheap. » Il faut dire que son prétendant semble porté sur les afterwork après son passage à l’antenne soit minuit à minima. Petite particularité : Liam a une femme et trois enfants. N'étant plus attirée par une épouse abîmée par les années et les grossesses successives, le pigiste refuse le divorce afin de ne pas décevoir ses parents. Contre toute attente, Sandra, ne le trouvant pas à son goût pour une relation pérenne, est rassurée par la nouvelle et accepte d’entamer ce qu’ils appellent une « amitié améliorée. » Durant six mois, les messages et les appels pleuvent, y compris lorsque Liam part en Guyane avec sa famille. La jeune femme commence à l’apprécier et ce, bien qu’il ne possède aucune des qualités qu’elle valorise. Issue d’un milieu social particulièrement aisé, elle trouve déplacée les demandes d’envoi de photographies pornographiques. Pire encore, elle refuse systématiquement les demandes de Liam de se masturber en direct comme il semble être accoutumé à le faire avec ses précédentes « amies. Parfois, Liam, semblant se parler à lui-même, se montre grossier en lui rappelant, avant qu’ils aient un rapport sexuel, qu’il ne quittera jamais sa femme, chose que Sandra ne désire pourtant pas. Le conflit s’installe. Liam feint de ne pas saisir l’ignominie de son acte. Un jour, cette dernière, se rebelle avec véhémence, chose qui déplaît au pigiste au point de lui demander de sortir de sa voiture. Si quelques messages suivent, du jour au lendemain, le pigiste, qui, s’il dispose du même prénom que Liam Neeson, mais pas son courage dans Taken, cesse toute communication. La jeune femme se retrouve face à un mur de silence et une montagne d’irrespect.
Cet exemple de ghosting illustre sa substantifique moelle. Nous avons deux protagonistes issus de milieux sociaux différents. Ce qui ne pourrait n’être qu’un détail sonne pourtant le glas de la relation. Liam n’a pas bénéficié de l’éducation suffisante pour mettre des mots sur ses ressentis. De plus, il n'entretient que des relations superficielles avec des personnes qui elles-mêmes ne sont pas à la recherche de connexion profonde. C’est pourquoi lorsqu’il a considéré que sa partenaire n’assouvissait plus ses besoins physiques, il n’avait plus qu’à la congédier. Désireux de dominer l’autre pour pallier son asservissement professionnel ( en tant que pigiste, il n’a pas la reconnaissance à laquelle il aspire ) et d’obtenir la satisfaction sexuelle qu’il n’a plus dans son ménage, Liam cherche un double exutoire. Temporaire tant l’autre ne lui sert ici que de défouloir. Ne respectant pas les femmes, de son épouse qu’il trompe à sa maîtresse à qui il fait des demandes dégradantes, il n’aura aucun scrupule à répudier celle qui ne lui servirait plus. Le personnage de Sandra s’avère particulièrement réceptive à ce jeu toxique. Maîtrisant l’étiquette, ce ghosting l’atteindra davantage qu’une utilisatrice assidue des applications de rencontre pour qui la bienséance n’est qu’un concept abstrait. Si elle a conscience que Liam ne pourrait pas être son conjoint tant son absence de codes sociaux et moraux l’emmène à se conduire comme un satyre, elle lui donne le bénéfice du doute, finissant par s’investir dans cette non-relation. Sa rébellion quant à ses tentatives d’abus émotionnels et d’humiliations devient sa plus grande force face à son extrême tolérance et à son goût d’exotisme. Aussi, demander des comptes à Liam se révélera vain tant celui-ci ne maîtrise ni l’art de la communication ni l’empathie nécessaire à reconnaître le questionnement d’autrui. Et puis, soyons réalistes, si Liam se retrouvait en pénurie de chairs fraîches, il se réservait la possibilité d’envoyer un petit « Ça va ? » nocturne.
Dans une autre perspective, le ghosting peut être motivé par une soif irrépressible d’idéal. Quand on songe au manichéisme des contes de notre enfance, le désir de trouver un partenaire idéal ne peut qu’entraver les relations intra-personnelles. Cette quête se voit accentuée par les réseaux sociaux qui affichent une multitude de visages filtrés et de contenus mettant en scène des dizaines de milliers de personnages plus que parfaits. Cette distorsion de la réalité emmène des personnalités fragiles à perdre l’estime d’elle-même tout en s’enfermant dans une mise en scène constante de leur quotidien. Si j’ai l’air heureux, je le suis. Et si l’amie qui m’accompagne au restaurant pourrait sembler être ma compagne pour un œil non averti, qu’est ce qui m’empêche de me jouer des apparences ? Ainsi fonctionne cette catégorie particulière de ghoster, autant mélancoliques qu’atteint de la forme moderne du bovarysme.
Découvrons ensemble l’exemple de Maxime et d’Elodie, bien plus complexe qu’il n’y paraît.
Elodie a trente-deux ans. Comédienne en devenir, elle aspire à multiplier les apparitions télévisées ce qui l’éloigne des préoccupations sentimentales des jeunes femmes de son âge. Accompagnée de son meilleur ami, elle se rend cependant au Noti Club pour célébrer le bonheur d’avoir obtenu un rôle dans le prochain long-métrage de François Ozon. C’est donc par hasard qu’elle rencontre Maxime, notaire de deux ans son cadet. Après une danse, quelques compliments aromatisés de Tequila, les jeunes gens s’échangent les numéros, prévoyant de se revoir rapidement. Elodie confiera plus tard que sans la désinhibition provoquée par l’alcool, elle se serait abstenue. Un ajout sur Facebook et quelques likes sur Instagram plus tard, elle accepte néanmoins de le revoir. Aussi se retrouvent-ils au Bistrot Dominique dans le 7eme arrondissement pour un déjeuner « sans prise de tête » pour reprendre les termes du notaire. Maxime se montre extraverti, grignote dans le plat d’Elodie, lui promet de l’emmener à Trouville où vivent ses parents. Le jeune homme fait des projets sur l’année, allant jusqu’à l’inclure dans ses projets de vacances. La comédienne demeure sans voix mais se révèle flattée par tant d’enthousiasme surtout lorsque le notaire la présente à ses collègues de travail qui mangent à la table voisine. Un baiser hollywoodien est échangé devant l’établissement avant que Maxime ne retourne à son étude de l’autre côté de la rue. Elodie n'aura jamais plus de nouvelles de son prétendant. Lorsqu’elle finira par lui demander les raisons de son comportement, celui-ci répondra qu’il est occupé et que « les reproches c’est pas possible. »
Dans ce second cas, les raisons du ghosting différent. Non seulement Elodie a servi de faire-valoir à Maxime qui n’a pas hésité à s’afficher en sa compagnie auprès de ses camarades de travail mais il semblerait également qu’elle ne lui ait pas apporté satisfaction. Le but du notaire était clair : fanfaronner avec une demoiselle à son bras. Pourtant les projets effectués pendant ce laps de temps montrent sa volonté de trouver une partenaire avec qui rapidement fusionner. Mais si Maxime est amoureux de l’amour, Elodie ne lui sert alors que de réceptacle. Dans son image idéaliste du couple, la jeune femme ne correspond pas aux critères qu’il s’est fixé. Peut-être les retours de ses collègues ont-ils été négatifs ou n’a-t-il pas apprécié sa compagnie. Mais une chose est sûre : la radicalité du notaire. Faute s’assumer ses positions, celui-ci a préféré disparaître. Et puis dire à l’autre qu’un je-ne-sais-quoi rend impossible la poursuite d’une relation plus que naissante a de quoi laisser pantois. Aussi, Maxime, d’emblée sur la défensive, prendra les questions légitimes pour les reproches dont il s’assène lui-même lorsqu’il est tout seul. Le personnage d’Elodie, émancipé, dépourvu d’intérêt romantique aurait pu se contenter du silence mais c’est son orgueil qui l’emmènera à se demander pourquoi les promesses ont cédé le pas au néant.

Qu’il soit utilisé par le pervers narcissique ou par un idéaliste forcené, qu’il soit l’écho du manque de savoir-vivre d'un individu dont l’éducation a été négligée ou d’un rapport utilitaire à l’autre, le ghosting, lorsqu’il est asséné à une personne saine, se classe parmi les violences psychologiques de premier ordre. En voulant forcer autrui à se taire, c’est son existence même qu’on remet en question. Par ailleurs, entretenir un flou artistique pour ne pas endosser le mauvais rôle ou pour conserver une porte ouverte, se révèle davantage révélateur du manque d’empathie du fantôme qui se placé in fine comme le chef d’orchestre de la relation. Or, ni une amitié ni une histoire d’amour ne peut naître lorsque l’un des deux protagonistes se sent supérieur à l’autre. C’est pourquoi en matière de ghosting, la seule réponse efficace est, après confrontation, de laisser le Casper relationnel reposer en paix …
Un article de Melanie GAUDRY.
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