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Constellation 

Photo du rédacteurJulien ROMBAUX

Lambeaux de Charles Juliet : l’amour du labeur.




Tu veux écrire. Tu veux écrire mais tu ignores tout de ce en quoi consiste l'écriture. De surcroît, tu n'as strictement aucune culture. Lorsque tu en prends conscience, tu es accablé et tu comprends que pendant des années tu vas devoir faire des gammes et dévorer des centaines, peut-être des milliers de livres. Mais ce labeur à venir ne t'effraie pas. Tu as gardé ta mentalité de paysan. Avant de moissonner, d'abord labourer, herser, semer, rouler. 




Portrait de Charles Juliet © Bruno Amsellem/Divergence 

 

 

Une claque. J’ai pris une claque. Et j’ai remis en question mes certitudes.



J’ai longtemps cru que le style était une affaire de vocabulaire, d’arabesques grandiloquentes, d’envolées lyriques mais je me suis trompé. Le style - si je m’attaque à la très lourde tâche de le définir - c’est une langue, un flux, un rythme. C’est ce qui fait que le texte porte la marque de son auteur et qu’il possède sa propre singularité. C’est ce qui fait que de suite, on accroche (ou pas) à un texte. Et ici, j’ai immédiatement plongé. 

Chez Charles Juliet, il n’y a pas de mots rares ou élaborés, pas de phrases exaltées ni de morceaux de bravoure et pourtant, sa langue possède, indéniablement, un style qui marque. 

C’est que chez lui, rien ne dépasse, rien ne déborde, chaque mot est pesé, choisi méticuleusement et confère à l’ensemble du texte une langue forte, dépouillée, qui frappe par sa beauté. 


Par son adresse au lecteur (la deuxième personne du singulier) le livre convoque d’emblée l’universel. Ce TU, on le devine, est un protagoniste, une personne en particulier, mais c’est aussi le monde. C’est vous, c’est moi, c’est peut-être l’auteur lui-même (sûrement d’ailleurs dans sa deuxième partie). Grâce à ce dispositif, le texte nous immerge et nous implique immédiatement. 








Le livre porte le signe de la dualité. Dans sa forme tout d’abord puisque Lambeaux est divisé en deux parties (l’une dédiée à la mère biologique de l’auteur, l’autre à sa mère adoptive – dans la seconde il en profite aussi pour se raconter lui-même), et dans sa chair ensuite puisque ses personnages sont constamment tiraillés entre leurs désirs et leurs réalités

Les deux protagonistes ont des rêves, des envies d’ailleurs, des ambitions mais ils sont rappelés par leur quotidien, le réel, la marche du monde, ce qu’on attend d’eux. 

Sa mère voudrait vivre en ville et faire des études mais elle est l’ainée, elle se doit d’aider ses parents à la ferme et d’élever ses jeunes sœurs. Lui voudrait écrire et vivre de sa plume mais il est sans cesse complexé par son manque d’éducation, sa culture lacunaire ou inexistante.

Les deux sont sans cesse ramenés à leur condition de paysans, d’enfants des classes populaires. Ils sont aliénés, elle à la terre (et à la mentalité campagnarde), lui à l’uniforme, à la discipline (avec constamment la peur de mal faire, de ne pas bien se comporter). 

Les deux portent en eux la marque indélébile de ces gens à qui on interdit de rêver, de voyager, de vivre. 

Et si le fils parvient finalement à le faire, il le doit aux sacrifices (dans tous les sens du terme) de ses deux mères. 

 

Et cela en inspirera d’autres puisque c’est bien avant Edouard Louis que Charles Juliet nous décrivait – et déjà merveilleusement - ce phénomène du transfuge de classe. Avec la même émotion, mais davantage de qualités littéraires. 

Et s’il est moins médiatisé, son livre ne doit rien envier non plus à l’œuvre d’Annie Ernaux (que j’adore). Au centre de leurs livres on retrouve les petites gens, les épiciers, les paysannes, les pères bourrus et taiseux, les femmes rabaissées, les ouvriers, les travailleuses, les méprisés, les humiliées. 

 

Et face à ces destins empêchés, une émotion vertigineuse nous frappe et nous étreint la gorge par moments. Car les lambeaux que nous promettent le titre, ce sont des éclats, des morceaux, des pièces que nous donnent l’auteur pour reconstituer le puzzle d’une vie. Là encore, Juliet brille à nous donner des bribes significatives, à saisir des éléments éparpillés, qui racontent si bien un destin. Son sens de l’ellipse est remarquable : en une phrase « tournent les saisons, passent les années » il nous fait ressentir le poids d’une vie et du temps qui passe. Car cet exemple cité (j’aurais pu en prendre d’autres) est rempli de ce qui précède et annonce ce qui arrive (et que l’on pressent).

Chaque ligne contient le fantôme de celles qui ne sont pas écrites, porte le poids de celles qui sont absentes. Le texte entier est rempli de ces vies brisées, de tout ce qui n’est pas verbalisé mais implicitement compris et intégré par le lecteur. Cela l’auteur le sait et en joue admirablement.

 

C’est ce qui donne à ce roman très court la sensation d’un objet plein, compact, dense. Et si le livre se lit rapidement, son auteur aura mis de nombreuses années à l’écrire. Le temps qu’il fallait, sans doute, pour trouver la bonne distance, et coucher sur le papier des mots qui brûlaient depuis toujours dans les veines et les tripes de l’écrivain, le livre étant manifestement autobiographique. Avec Lambeaux, Charles Juliet aura rendu à sa mère biologique un vibrant hommage que je ne suis pas prêt d’oublier, le tout dans une écriture ciselée et condensée.  

C’est donc ça aussi, le style : ramasser une vie sur 80 pages sans qu’un seul mot ne soit inutile, et convoquer le monde alors que l’on parle à sa maman.


Un article de Julien ROMBAUX.

 


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