Marcel Conche (1922-2022) était philosophe. Epicurien et humaniste, ce dernier fondait son athéisme sur le scandale de la souffrance des enfants. Défenseur d’un naturalisme moderne, il excellait dans sa volonté d’expliquer les philosophes grecs antiques : dans un style clair et précis, le professeur émérite amena de nombreux néophytes à s’initier aux pensées les plus exigeantes. Dans Présence de la Nature (2001, PUF), il s’attarde sur ce terme polysémique dont l’emploi quotidien ne veut plus rien dire. Un ouvrage indispensable.
D’emblée, le philosophe tente d’approcher la notion de Nature par des termes semblables : être et réel. Penser la φύσις, c’est donc s’engager dans l’ontologie, nom de la science de l’être en philosophie. L’Homme, ouvert sur ce qui est, configure le monde : il donne sens à ce qui l’entoure, contrairement à l’animal conduit par son instinct, et aux mondes du végétal ou du minéral, dépourvus de monde. Plus que cela, il a en tête sa finitude : cela questionne le concept d’être. Méfiant vis-à-vis de ce dernier, Marcel Conche cite Montaigne pour qui ce terme demeure impropre : pourquoi qualifier d’être ce qui n’est qu’ « une eloise (un éclair) dans le cours infini d’une nuit éternelle » (Essais) ? En effet, les hommes, au même titre que les choses du monde sensible (le pain, la table, la cruche d’eau), se dégradent sous l’effet destructeur du Temps et périssent. Ainsi, ce qui demeure est la Nature mais ce qu’elle contient finit par disparaître en raison de l’entropie, désorganisation des systèmes. Les êtres, presque non-êtres, peuvent être assimilés à des « Apparences ». Contrairement à certains spiritualistes pour qui il existe une substance intangible au cœur des Hommes, l’athéisme épicurien voit dans ces derniers des agencements temporaires d’atomes qui finissent par se désagréger, condamnés au sommeil éternel.
A cet être rendu impossible par le devenir permanent, Conche voit aussi dans la Nature l’infini : elle est tout à la fois sans limites et indéterminée. Au sein de celle-ci, moult apparences se tissent et se défont sur la toile de la Nuit Eternelle du Temps. Ainsi, les univers, les tracés d’étoiles, ne sont que des concrétions éphémères et accidentelles au sein de la gigantesque trame de la Nature englobante. Contre ceux qui cherchent à jeter un voile pudique sur l’origine du Tout en plaçant la Foi religieuse sur ce mystère, le philosophe fait sienne la formule ressassée d’Heidegger : ce qui est demeure « sans pourquoi ». Le fond reste inexplicable : irrémédiablement obscur, il ne pourrait être mis à la lumière par un éclaircissement définitif. Si cela est effrayant, c’est aussi ce qui fait la beauté de la Nature.
Afin de circonscrire un peu mieux cette Nature omni-englobante, Conche nous invite à revenir aux naïvetés premières tout en évitant de sombrer dans la religion du concept : il faut revenir à l’immédiat, ce qui est sans médiation. Descartes, en faisant de la Nature un fond impersonnel à exploiter pour que nous en devenions maîtres et possesseurs, a créé une scission artificielle entre le monde et le Sujet qui pense. Or, Spinoza l’a écrit : la Nature entière est « un seul Individu dont les parties (…) varient d’une infinité de manières, sans aucun changement de l’Individu total » (Ethique, III). Celle-ci s’apparente donc à la totalité de ce qui est : un problème apparaît en raison de cette définition. Dans le sillage de Blaise Pascal, le philosophe épicurien souligne la disproportion de l’Homme, cherchant à totaliser l’Univers au sein de concepts et d’équations, alors que l’infini est par essence hors de portée des entendements bornés qui sont les nôtres : « Les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la Nature, comme s’ils avaient quelque proportion avec elle » (Pensées, fragment 72). Cette modestie qui doit être la nôtre lorsque nous nous tournons vers le Tout s’explique : la Nature est pour Heidegger « ce règne entier par lequel l’Homme est lui-même transi et dont il n’est pas maître, mais qui justement règne à travers lui et autour de lui » (Les concepts fondamentaux de la métaphysique). Conche, dans cette lignée philosophique, inscrit l’Homme dans le Tout et non contre lui.
En outre, la Nature a pour fonction de « faire croître », ce que l’étymologie de φύσις confirme, elle est la force infinie productrice et génératrice d’où naissent toutes choses. Admirateur des sciences naturelles, le philosophe n’en souligne pas moins les limites de celles-ci : ces dernières n’ont qu’une visée régionale de l’être. Si elles peuvent déterminer un certain nombre de lois concernant le Tout (la gravité par exemple), seule la philosophie peut penser l’être en tant que tel. Ainsi, il s’agit de retourner à l’évidence de la Nature, qui est aussi celle de la mort : La Nature, puissance englobante et génératrice, est à l’origine de tous les phénomènes, y compris la nature que l’Homme du quotidien assimile aux différents règnes présents sur Terre (animaux, plantes, minéraux).
Après s’être attardé sur la Nature comme force omni-englobante, Marcel Conche tire de ses conceptions philosophiques une pensée politique et morale humaniste, hantée par la question écologique.
Un nouveau Jardin
Au sein de cette multiplicité infinie qu’est la Nature, l’Homme est l’animal à même de régler sa conduite selon le grand Tout. Ainsi, il doit pouvoir vivre selon des règles universelles, soucieuses de ses semblables et de la nature qui rend sa vie possible. Effectuant une distinction entre morale et éthique, Conche voit dans la première le domaine de l’indiscutable et dans la seconde le règne du relatif : ainsi, le journaliste peut avoir son éthique et la révoquer du jour au lendemain, voire la troquer contre une autre. A l’inverse, la morale nous appelle de manière universelle à sauver un enfant de la noyade. Puisant chez les Stoïciens l’idée de solidarité entre tous les Hommes, le philosophe fait l’apologie du dialogue sur un pied d’égalité : doté d’une raison, chaque être humain est à même de raisonner, ce en quoi il possède une dignité intrinsèque que nul ne peut lui retirer. La morale est donc fondée en raison : celui qui conteste la morale peut en parler avec son adversaire, ce en quoi il est digne de respect. Cette grandeur de l’Homme implique un certain nombre de droits dont chacun doit pouvoir bénéficier : le droit de ne pas mourir de faim ou de soif, d’être logé correctement, de jouir d’une éducation à la hauteur de nos espérances, de ne pas être mis en danger.. Après avoir esquissé les traits de sa morale, le philosophe épicurien est en mesure de penser l’intrication entre la Nature et l’Homme.
Descartes a donc instauré cette scission entre le Sujet (l’Homme) et l’Objet (la Nature), permettant le développement exponentiel d’une Technique qui met aujourd’hui en péril les conditions de possibilités de vie sur Terre. Pris dans les filets du mode de production capitaliste, les humains sont asservis à la logique du « toujours plus » que les Grecs nommaient jadis « pléonexie ». De plus en plus, l’innovation commande l’Homme : les technologies finissent par imposer leur propre agenda au détriment de la liberté humaine. Producteur d’entropie, le système économique actuel détruit la vie sous toutes ses formes, en oubliant l’interdépendance de tous les étages de la Nature : le bipède à station verticale a tendance à l’oblitérer, mais l’extinction des espèces n’a pas seulement touché les animaux. Au cours de l’Histoire du Monde, Homo a eu plusieurs sous-divisions (Denisova, Floriensis..) qui ont toutes disparues : elles avaient pourtant comme nous le langage, la culture et autres attributs que nous pensons exclusifs à Homo Sapiens Sapiens, race apparue seulement en -200 000. S’il continue sur la voie de la démesure, l’Homme est susceptible de connaître le destin des dinosaures : l’extinction pure et simple de son espèce. Or, contrairement à ces derniers tués par des causes extérieures (astéroïde, éruptions volcaniques..), l’Homme périra de sa propre folie productiviste.
Ainsi, il est urgent, dans le sillage d’Hans Jonas, de proposer un impératif catégorique tourné vers le futur : nous devons tous agir de telle manière que nous ne mettons pas en danger les conditions de possibilité de vie sur Terre (Le Principe Responsabilité). Sinon, le fait d’exister au sein de la Nature englobante sera impossible : le simple fait de donner la vie ne sera plus envisageable. Plus que cela, c’est notre régime de pulsions qu’il faut réformer : contre la création permanente de besoins superflus, il faut, dans le sillage d’Epicure, distinguer les besoins naturels nécessaires et les besoins naturels non nécessaires : ce sera le seul moyen de tendre vers l’ataraxie, absence de troubles au sein de notre âme. En effet, le seul bonheur accessible est celui de la pensée : contre la standardisation de nos modes de vie et le superflu généralisé, revenir à l’essentiel est primordial.
Au sein de nos temps troublés, seul un nouveau jardin d’Epicure, fondé sur l’interdépendance des Hommes avec leurs semblables et avec le Tout, est à même de faire de nous des sages.
Enfin, étudions comment le philosophe fait appel à la poésie pour exemplifier sa vision de la Nature.
L’inspiration ne tombe pas du Ciel
Lorsqu’Arthur Rimbaud écrit le célèbre Bateau ivre, il a moins de dix-huit ans. Exalté, il lit son texte au club des Vilains bonhommes : tout de suite, le charme opère. Léon Valade, membre de ce dernier, crie au génie. Rédigé après l’écrasement de la Commune, le poème répond à l’appel de la Nature qui est ici une envie irrépressible de liberté éperdue. Si Rimbaud se détourne du conformisme de la société de son époque en obéissant à son « démon », il ne s’agirait pas d’effectuer un contresens : Cocteau l’a dit « L’inspiration ne tombe pas du Ciel », elle s’apparente plutôt à une expiration qui s’origine dans nos profondeurs nocturnes : la Nature, personnage intemporel, nous habite. Omnisciente, elle demeure toujours, et le poète est le médium de cette présence intemporelle. Ici, Conche nous invite à briser le carcan du concept afin de revenir à la Nature de façon immédiate : seul le poète est à même d’opérer ce retour à la source jaillissante de toutes choses.
Epris d’autonomie, Rimbaud évoque un bateau qui s’éloigne d’une terre ferme où règne le confort des vies bien rangées : à la merci des flots, le bateau ivre se confond avec le mouvement du Tout, il ose risquer sa propre existence, mais n’est-ce pas le prix de la liberté ? Plus que cela, l’auteur des Poètes de sept ans nous fait redécouvrir l’Inconnu : ce qui semblait évident pour nous, le soleil, le mouvement sempiternel des flots, la pluie et la beauté de l’aube, ne l’était plus. Engoncés dans la quotidienneté, nous nous rendons étrangers à ce qui nous entoure. A l’inverse, le poète brise les facilités de la vie de tous les jours et nous pousse à voir l’inconnu latent au sein du connu : cela passe entre autre par l’invention d’une nouvelle langue, débarrassée des automatismes langagiers dont nous sommes assaillis. Contre le sujet cartésien en scission avec la source originelle, Rimbaud est la figure du poète réceptif à la diversité des choses et des phénomènes : nous, humains, sommes au sein de cette source.
Enfin, Marcel Conche s’attarde sur le poème rimbaldien L’Eternité : « Elle est retrouvée. / Quoi ? L’Eternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil ». Perdue avec la division platonicienne entre l’intelligible et le sensible, l’Eternité a été déplacée par Platon et le Christianisme hors de la Nature qui est le grand Tout immanent : jadis, elle était donnée aux Grecs, l’Eternité était ici-bas, et les mortels avaient le privilège de jouir d’un instant de l’éternité de la φύσις. Rimbaud, poète païen, nous fait accéder à cette expérience de communion avec l’immanence, débarrassée de l’espoir et de la crainte associés aux arrières-mondes.
Précis et percutant, Présence de la Nature se risque à cerner le grand Tout, tout en s’efforçant de penser l’Homme au sein de la Nature. Naturaliste épicurien, Marcel Conche pose les jalons d’une morale humaniste débarrassée de la religion, soucieuse de l’avenir de notre planète bleue. Faisant appel à la poésie, le philosophe nous libère du concept afin de nous rendre réceptif à l’expérience immédiate de la Nature. Au moment où les conditions de vie sur Terre risquent de ne plus être assurées, (re)lire cet ouvrage est capital. Un article de François LUXEMBOURG.
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