Nicolas Framont dans le verger de l'exploitation familiale, le 26 mai 2022.
(CELINE LEVAIN/Mirage Collectif pour Libération)
Nicolas Framont est sociologue et rédacteur en chef du magazine Frustration. Fin analyste de la langue capitaliste, il est notamment l’auteur de La Guerre des Mots (2020). Dans son dernier ouvrage, Parasites (LLL, 2023), l’essayiste renverse la perspective sociale à laquelle nous sommes acclimatés : les écornifleurs professionnels ne sont plus les personnes précaires mais bien la bourgeoisie, dont l’existence est fondée sur un accaparement originel. Au moment où les super-profits explosent et la situation écologique se dégrade, lire cet ouvrage est de salubrité publique.
D’emblée, il s’agit pour l’auteur de brocarder l’idée selon laquelle les problèmes politiques seraient une fatalité pour les hommes : puisque ceux-ci ont été causés par la suprématie politique d’une classe particulière, les classes laborieuses peuvent y remédier. A ce propos, Framont cite John Steinbeck : « C’est un malheur qui vient des hommes, et par Dieu on doit pouvoir y faire quelque chose » (Les raisins de la colère).
Plus qu’un destin, les structures économiques qui nous enserrent seraient pour certains un fait de la nature à la manière des phénomènes météorologiques. En effet, moult entités abstraites ou forces supérieures nous surplomberaient sans que nous puissions avoir de prise sur celles-ci. Pire que cela, les « bons élèves », conformistes acquis au capitalisme mondialisé, répètent en chœur « quand on veut, on peut », mais aussi, « nos dirigeants agissent dans le but d’améliorer notre situation ». A l’instar de la Dame de Fer, ces derniers considèrent que « la société n’existe pas » ; les grandes fortunes doivent donc leur confort à leurs efforts surhumains. Or, le sociologue nous le rappelle, les postulats du déterminisme social sont largement accrédités par les sciences sociales : le magazine libéral Financial Times établit qu’environ 80% de la richesse des milliardaires français est héritée ; quant aux 20% restants, ils proviennent largement de l’État ou du travail de millions de personnes.
S’ils veulent garder les leviers de commande, les bourgeois se doivent d’inventer des formules toutes faites afin que nous mordions à l’hameçon. L’école républicaine, boursouflée par son élitisme, instille le goût de l’effort à nos têtes blondes mais aussi le mythe de « l’égalité des chances » : si nous avons du « talent » (notion floue), nous réussirons, et cela, peu importe notre milieu social d’origine. A cela s’ajoute le sophisme de « l’intérêt général » : passionnés par le bien de tous, nos gouvernants seraient sincèrement dévoués à leurs ouailles. Cependant, cette rhétorique mensongère masque la lutte des classes qui structure les sociétés capitalistes : si une classe garde la main sur les entreprises tout en exploitant une autre classe, elle ne fait que servir son propre intérêt ; lui prêter un goût pour le bien commun relève de la fumisterie conceptuelle.
A ce bobard langagier s’ajoute un certain nombre de dégâts psychologiques liés à la structure du monde capitaliste et libéral : puisque seul l’individu est responsable de sa destinée, il finit par croire que son échec lui est entièrement imputable. Étant donné que le communisme souffre d’une réputation délétère, les mouvements d’émancipation sont parfois disqualifiés, donc l’absence de critique systémique se fait sentir. Le développement vertigineux des spiritualités frelatées, du développement personnel ou encore de la méditation représentent autant de moyens purement individuels pour faire face à la difficulté des existences mises sous pression par la globalisation économique.
Puisque ces phénomènes funestes peuvent se rapporter à un système économique dominé par une classe, nous nous devons de cerner les caractéristiques de cette dernière.
Du parasitisme bourgeois
Il est courant d’entendre parler des riches, des personnes aisées ou des patrons. Quant aux bourgeois, ils sont parfois représentés comme des êtres d’une étroitesse d’esprit surannée : certains vont jusqu’à dire que la bourgeoisie n’existe plus ou que nous sommes tous « le bourgeois de quelqu’un ». Si ces clichés ont leur part de vérité, ils ne rendent pas compte du réel : le bourgeois se définit comme celui qui détient les moyens de production, ainsi que sa famille. Propriétaire et possédant d’un patrimoine financier et/ou immobilier productif, cette classe exerce un pouvoir médiatique, économique et politique : encline à la reproduction sociale, la bourgeoisie détient plusieurs capitaux (symbolique, financier, culturel..) qu’elle lègue à ses héritiers, ce qui a la fâcheuse tendance de les dispenser du travail salarié. Plus qu’une classe dans un mode de production, la bourgeoisie se distingue par un mode de vie particulier : elle passe ses vacances dans certains lieux (Saint-Tropez, Île de Ré..), fréquente des lieux de sociabilité fermés (l’Union Interalliés, le club du Siècle..), et elle transmet à ses cadets certaines règles de bienséance.
Plus que cela, sa position objective peut être comparée à celle du « parasite » : originellement, ce terme renvoie à un « être qui vit aux dépens d’un autre sans le détruire » ou à quelqu’un de « gênant», voire « superflu ». Selon l’auteur, ce parasitisme se décline sous trois formes, le parasitisme économique, politique et médiatique. Le premier s’entend comme extorsion de la force de travail des prolétaires et rapt d’argent public : à l’inverse des discours réactionnaires promouvant la nécessité absolue du patronat pour créer des emplois, Framont rappelle que ce sont les travailleurs qui créent les richesses ; également, les aides étatiques aux entreprises ont coûté 157 milliards d’euros en 2022. Quant aux actionnaires, il est de notoriété publique qu’ils coûtent à la société bien plus qu’ils ne lui rapportent. De plus, le second parasitisme prospère dans les couloirs de nos institutions politiques censées représenter le peuple : la désindexation des salaires sur l’inflation, l’éloge appuyé du président jupitérien de la start-up nation, ainsi que l’absence totale de députés issus des classes populaires à l’Assemblée suffisent amplement à prouver l’ancrage très fort de la bourgeoisie au sein des appareils de pouvoir. Par ailleurs, ces derniers relaient les éléments de langage employés par les directeurs financiers : songeons notamment aux « collaborateurs » qui supplantent les « salariés », mais aussi au « dialogue social » qui efface à dessein la domination structurelle à l’œuvre au sein du marché du travail : comment peut-on parler de dialogue dans un système bien huilé bâti exclusivement en faveur des dominants ? Enfin, le parasitisme médiatique des bourgeois est très présent, à la fois à la télévision, à la radio mais aussi sur Internet. Quotidien, émission prétendument de gauche, en est un exemple caricatural : le 22 avril 2021, le PDG d’Orange est accueilli par un Yann Barthès sémillant sur fond de musique rock. Après cette introduction fulgurante vient le moment de l’homélie patronale : il s’agit en effet lutter contre le « conspirationnisme » mais aussi d’être laudatif quant aux bienfaits de la 5G. Loin d’être bousculés, les propriétaires des grands groupes y sont accueillis chaleureusement : le progressisme putatif de cette émission verse avant tout dans le moralisme sociétal sans jamais aborder les rapports de force sociaux qui structurent la société française.
En outre, Nicolas Framont analyse les effets pervers de ce parasitisme médiatique sur les prolétaires : une étude ARCOM démontre que 65% des intervenants à la télévision française sont issus des classes aisées. Ainsi, la réalité sociale s’en trouve déformée, appréhendée exclusivement sous le prisme bourgeois : Rob Grams, rédacteur pour Frustration, nomme cela le « bourgeois gaze » (regard bourgeois). Ce dernier renvoie aux productions cinématographiques et télévisuelles mettant en avant le quotidien des dominants, ou celui des dominés compris à travers le miroir déformant de la classe hégémonique. Ainsi, La loi du marché (2015) met en scène un ouvrier résigné face à la brutalité d’un système économique qui le broie.
Après un tel constat, il est nécessaire de dégager les remèdes à l’état actuel des choses.
Cultiver l’espoir
Face à la passivité morose d’un certain nombre de militants découragés, le sociologue exhorte les prolétaires à être fiers de leur origine sociale. Corinne Masiero, actrice d’origine populaire, s’attaque vivement à l’expression selon laquelle il faudrait « s’en sortir » : le fameux « ascenseur social » si défectueux renvoie encore à un imaginaire de l’élévation. Or, François Bégaudeau l’a rappelé, l’ascenseur social fonctionne lorsque le capitalisme en a besoin ; le Capital fait monter des personnes modestes au moment où certains postes doivent être pourvus. Cette haine de soi a des répercussions dont les récits des transfuges de classes nous donnent un aperçu : ainsi, Edouard Louis écrit dans Changer : Méthode (2012) qu’il était jadis fier de se délester de son jogging et de ses baskets, dans le but de se vêtir à la manière d’un bourgeois (costard-cravate). Critique de cette soumission aux injonctions des dominants, Framont encourage ses lecteurs à sortir de la défiance mutuelle et à porter leurs critiques contre leurs dirigeants. Ces derniers, fiers de leurs titres, imposent leur « goût », leur sens de « l’élégance » et du bon mot, ce qui a une incidence sur les visions du monde de ceux qu’ils dominent : les opprimés assistent à longueur de journée à des hagiographies indécentes de personnes riches et certaines productions exhaussent leurs parcours tout en rabaissant les trajectoires de vie de la majorité.
Il est tout d’abord impératif de rompre avec le culte du bonheur capitaliste et il faut accepter les rapports de force. Loin de la psychologie positive et de ses appels à « travailler sur soi-même », les mouvements sociaux doivent assumer leur « grogne » si souvent calomniée par les suppôts de l’ordre en place. Si le patronat stigmatise la colère et le ressentiment, plus généralement la mauvaise humeur, c’est en raison de l’aspect éruptif de ces affects susceptibles de subvertir les structures d’aliénation propres à la société libérale. De plus, il est nécessaire de se méfier des récits réformistes selon lesquels les politiques « n’écoutent plus le peuple » : à la manière de Lagasnerie, le sociologue répète que ces derniers ne peuvent que donner des miettes à ceux qui pâtissent des rapports de subordination. La rhétorique des élites méchantes contre les gentils français n’est plus opératoire pour analyser un corps social intrinsèquement favorable à l’upper class.
En outre, les mouvements ouvriers ont été très inventifs quant aux moyens d’éroder le fonctionnement du système capitaliste : Émile Pouget, journaliste et éditeur du Père Peinard, a notamment théorisé le sabotage au sens strict mais aussi au sens du quiet quitting. Ce dernier, désignant le fait de travailler le moins possible, peut se résumer par la formule « petits salaires, petits horaires ». Il s’agit donc d’ériger une morale de classe triomphante qui fait pièce au comportement du bon esclave, obligé de courber l’échine devant son maître. Egalement, le « refus de parvenir » élaboré par Elisée Reclus préconise de refuser les promotions hiérarchiques : la réussite n’est ainsi plus mesurée à l’aune d’un statut social ou d’une propriété, mais à la fierté de ne faire plus qu’un avec ses camarades.
Insolent et roboratif, l’ouvrage de Nicolas Framont tranche avec les palabres de la démocratie bourgeoise. Analysée et disséquée, la classes des dominants se caractérise par son parasitisme médiatique, politique et économique. Au moment où le capitalisme risque de tout emporter sur son passage, ces pages électriques contribueront sans aucun doute au réveil des foules léthargiques. Un article de François LUXEMBOURG.
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