Dernièrement, je me suis enquis de connaître ce que pouvait recouvrir le phénomène du « speed dating ». Il a fallu que je comprenne les mécanismes d’une telle réalité : la rencontre rapide fait signe, elle est le symptôme d’une société qui engendre des individus à son image. Avant de décrypter ce que cette tendance signifie, nous nous devons de décrire la chorégraphie qui se met en place, comment les corps se meuvent-ils ? Quelle organisation va s’établir ?
Le café, ou bistrot, à voir selon les sensibilités, se situe aux abords de la gare de Tourdieu ; près du Champ d’Août, place reconnue pour sa propension à attirer les femmes de joie, malmenées par des maquereaux tirant profit de l’indigence sexuelle de certains olibrius. Le bistrot a deux étages : une boule à facette suspendue au plafond diffracte la lumière. Un baby-foot, deux ou trois piliers de bar devisent autour d’une bière chaude : le décor est planté.
Au deuxième étage, une table juxtapose une table, juxtaposant une autre table, juxtaposant une autre table : à chacune d’elle, une femme attend, les yeux hagards, que la rencontre rapide ait lieu. En haut des escaliers, un animateur flanqué d’une chemise blanche bien repassée porte des lunettes. Triant ses « fiches », il place les mâles au sein de canapés capitonnés, puis leur propose de se détendre : oui, ces Messieurs sont « stressés ». Décidément, les anglicismes, on n’en sort pas.
Le chronomètre est lancé, nous disposons de dix minutes pour discuter avec les femmes présentes. Bien décidé à tirer mon épingle du jeu, je sectionne mon baratin comme je le fais à l’accoutumée. Nous devons chacun demander le prénom du ou de la partenaire, puis son numéro. La kyrielle de banalités peut s’étaler : Que fais-tu dans la vie ? As-tu des passions particulières ? Es-tu adepte d’un monothéisme abrahamique ou d’une sagesse asiatique ? Affectionnes-tu le tarot, la couture ou Julien Lepers ?
Intéressant, le chronomètre : le capitalisme arrive à instiller sa mentalité de contremaître jusque dans les rendez-vous galants, il faut faire vite tout en escomptant l’efficacité. Time is money. Le temps nous manque, nous perdons nos vies à les gagner : la sagesse de ces truismes est parfois supérieure aux sabirs ratiocinant. Cela fait symptôme : l’Autre me dépasse infiniment, pas besoin de lire Lévinas pour le comprendre. Une rencontre se fait par strates, elle se tisse finement, demande un savoir-faire que seul le temps long nous permet d’édifier. Le travail bien fait, vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : cela sonne réactionnaire, mais dans ce cas de figure, cela semble primordial.
Il faut donc se rencontrer rapidement, prendre des notes : la furie de la classification à l’occidentale. Nous autres Occidentaux, avons classé les éléments du vivant en taxinomies, cartographié le planisphère, calculé la trajectoire des planètes : maintenant, nous prenons un malin plaisir à compartimenter notre interlocuteur. Nous voilà entomologistes : ma compagne est un insecte dont je vais énoncer les caractéristiques. Le nouveau Buffon boit un Schweppes dans un sombre bistrot des entrailles de Tourdieu. Evidemment, je ne peux l’épuiser en la décrivant, elle va m’excéder : certes, elle est un tas de cellules régi par les lois de la physique, mais je ne peux m’empêcher de penser, sans verser dans le spiritualisme, qu’elle contient une dimension irréductible à des probabilités mathématiques.
Abordons le problème épineux des conversations : nous avons sous la main un ensemble d’éléments permettant de dégager un portrait-robot de la femme tourdieusienne éprise de speed dating. Nous ne pouvons étendre notre analyse sans risquer des généralités sur les femmes de France adeptes des rencontres rapides, mais cela nous révèle un certain nombre de traits récurrents. Appelons cette femme Amandine.
Amandine a trente ans. Classe moyenne, de gauche (molle ?), peu encline à la métaphysique, elle me raconte sans grand enthousiasme les différentes activités émaillant son existence. Amandine travaille dans une banque : elle a raté ses études de droit, et a trouvé un emploi de « formatrice ». Amandine est moyenne : ni riche, ni pauvre, elle s’est entichée de sa salle de sport : elle fait du « cardio », se délecte de la salle comme d’aucuns aiment le Tai-Chi, le Chi-Qong ou les massages tantriques. Il faut se maintenir en forme : se conserver comme on conserve une boîte de conserve conservant des aliments qui conservent.
Amandine me fait part de son goût pour les animaux : vivant à la campagne, elle élève des poules, des chiens, des chats. Elle s’occupe de ses chevaux, elle n’a pas d’enfants : elle n’en veut pas. Flaubert nous avait mis en garde : les peuples athées sont assez peu féconds. A quoi sert de mettre au monde un marmot dont la destinée est l’asticot ? Elle a d’ailleurs des idées arrêtées : la religion, non, moi je suis « terre à terre », « je crois en moi, c’est déjà pas mal » me dit-elle : Comment ne pas penser à Chesterton ? Croire en soi est l’apanage des fous résidant dans les asiles. Quant à l’idée éculée de la religion éthérée : Péguy nous disait « plus c’est spirituel, plus c’est charnel », mais bon, n’allons pas jusque-là.
Enfin, la femme à qui je m’adresse porte des vêtements : une chemise moule son ventre adipeux et pâle. Ses cernes accusent les centaines d’heures passées devant des séries américaines à s’abreuver de café dans le but de maintenir éveillé un corps dont les puissances sont taries. Julie passe ses journées à se distraire : sa complexion trahit la tristesse livide d’un Occident qui veut dormir, engoncé dans un hédonisme cafardeux maquillant ses déficiences. La vie a déserté Amandine.
A la fin, nous quittons le bistrot : chacun va devoir dire s’il « matche » avec l’autre. Le temps séquencé, une foultitude d’individus plats dont le verbe creux épouse un mode de vie qui a tout des avantages de la mort. Le speed dating a complètement épousé les caractéristiques de la « parfaite et définitive fourmilière » dont parlait Valéry. Mais, je trouverais peut-être ma dulcinée, qui sait ?
Un article de François LUXEMBOURG.
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