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Constellation 

Photo du rédacteurGuillaume DREIDEMIE

« Tournesols d’or bronzé » : la peinture de la folie !

Dernière mise à jour : 11 mars




Quels sont les liens unissant l’art et la folie ?


Cette question, posée notamment par le philosophe Nietzsche, est à l’origine des réflexions du poète Antonin Artaud au sujet du peintre Vincent Van Gogh.


Nietzsche envisage l’artiste de génie comme un individu ayant la force et le courage de rompre avec les conventions établies. Dans le §14 d’Aurore, Nietzsche écrit que la rupture avec ce qui fait consensus en une époque vaudra à l’artiste le sobriquet de « fou » ou de « demeuré ». Les défenseurs acharnés de la Coutume, de l’Opinion commune, ou encore de ce que Nietzsche nomme une « Superstition vénérée », iront jusqu’à tout faire pour éliminer l’artiste, dans la mesure où ils prennent peur face à l’émergence de cette nouveauté radicale menaçant l’ordre établi.


L’artiste peut faire valoir sa liberté face à des normes dont il perçoit le caractère conventionnel, historique, dépassable… Nietzsche qualifie d’ « héroïque » ce geste en rupture avec les valeurs établies qui, toutes conventionnelles qu’elles puissent être, sont néanmoins l’objet d’une mystification qui les fait passer pour naturelles, éternelles, indépassables... Le héros est alors celui qui perçoit le caractère conventionnel et mortifère des valeurs du temps présent, et propose avec courage un nouveau système de valeurs.


L’artiste peut alors revendiquer la marge comme le lieu d’une provocation, d’un tenir-tête au monde, la marge non pas comme synonyme d’exclusion subie mais comme le lieu d’une alternative proposée par l’artiste face à l’ordre établi : la marge est alors voulue, désirée comme le lieu où peut se déployer une œuvre en dehors des normes dominantes. L’œuvre est alors résistance à un cadre normatif et proposition d’un nouveau style d’existence.

L’artiste doute du cadre institutionnel, des hiérarchies figées à l’intérieur de ce cadre et propose une alternative à de telles hiérarchies. Il s’agit alors de reconnaître la parole de cet Outsider comme parole humaine riche de sens : c’est le sens du travail qu’Antonin Artaud a mené sur l’œuvre de Van Gogh, en tentant de présenter l’œuvre du peintre comme héroïque au sens nietzschéen.

 

Aliénés héroïques

 

En février 1947, Antonin Artaud découvre dans le magazine Arts, à propos de l'exposition Van Gogh à l'Orangerie, un extrait d'une étude du docteur Beer : Du Démon de Van Gogh, dans lequel celui-ci qualifie Van Gogh de « schizophrène de type dégénéré ». Ce texte incite Artaud à se rendre à l'exposition. Bouleversé par les propos du médecin, sa colère va prendre la forme d'un texte qui deviendra Van Gogh ou le suicidé de la société. Artaud y dénonce le discours clinique des psychiatres et la société qui le cautionne :


 

Cette société a inventé la psychiatrie pour se défendre des investigations de certaines lucidités supérieures dont les facultés de divination la gênaient. Gérard de Nerval n’était pas fou, mais il fut accusé de l’être afin de jeter le discrédit sur certaines révélations capitales qu’il s’apprêtait à faire […]. Non, Van Gogh n’était pas fou, mais ses peintures étaient des feux grégeois, des bombes atomiques, dont l’angle de vision, à côté de toutes les autres peintures qui sévissaient à cette époque, eût été capable de déranger gravement le conformisme larvaire de la bourgeoisie second Empire […]. Car ce n’est pas un certain conformisme de mœurs que la peinture de Van Gogh attaque, mais celui même des institutions.

 


Artaud se sent d'autant plus concerné qu'il vient de sortir de sept années d'internement psychiatrique : il fut transféré en 1938 à l’Hôpital Sainte-Anne à Paris où le certificat de quinzaine du 15 avril indiquait : « prétentions littéraires peut-être justifiées dans la limite où le délire peut servir d’inspiration. À maintenir en observation ». Pour Artaud, tout psychiatre est une sorte d'ennemi-né et inné de tout génie. Défendre Van Gogh, victime de la psychiatrie, semble donc inévitable : « Je défendrai Van Gogh par intérêt pour ma santé ». Son ami le marchand d’art primitif et galeriste Pierre Loeb lui avait suggéré d’écrire sur le peintre, estimant qu’un ancien interné était sans doute bien placé pour parler d’un artiste considéré lui-même comme aliéné :

 

Qu’est-ce qu’un aliéné authentique ? C’est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain. C’est ainsi que la société a fait étrangler dans ses asiles tous ceux dont elle a voulu se débarrasser ou se défendre, comme ayant refusé de se rendre avec elle complices de certaines hautes saletés. Car un aliéné est aussi un homme que la société n’a pas voulu entendre et qu’elle a voulu empêcher d’émettre d’insupportables vérités. […] En face de cette unanime saleté, qui d’un côté a le sexe et de l’autre, d’ailleurs, la messe, ou tels autres rites psychiques comme base ou point d’appui, il n’y a pas de délire à se promener la nuit avec un chapeau attaché de douze bougies pour peindre sur le motif un paysage ; car comment le pauvre Van Gogh y aurait-il fait pour s’éclairer ? […] Quant à la main cuite, c’est de l’héroïsme pure et simple ; quant à l’oreille coupée, c’est de la logique directe, et, je le répète, un monde qui, jour et nuit, et de plus en plus, mange l’immangeable, pour amener sa mauvaise volonté à ses fins, n’a, sur ce point, qu’à la boucler.

 

La figure de l’aliéné authentique correspond bien à celle de l’Outsider chez Becker, en ce sens que l’aliéné authentique désigne l’individu qui, par excès de lucidité, préfère s’inscrire, manifestement et aux yeux de tous, en marge d’une société hypocrite éliminant celles et ceux qui refusent ses normes… L’aliéné authentique est détenteur, d’après Artaud, d’ « insupportables véritables », ce qui le rapproche de Cassandre, chez Homère… L’aliéné authentique est héroïque, au sens nietzschéen du terme ; il n’est pas alogique, il a bien plutôt sa propre logique, qu’il oppose, en lui faisant face, à la logique officielle…



Les Tournesols, série de Vincent Van Gogh



La langue du poète « pulvérise littéralement les assises rationnelles de nos logiques. » La société a été souvent prompt à qualifier de fou l’individu porteur de d’autres valeurs et d’une autre logique que la sienne : « Je dis que la folie est un coup monté, et que sans la médecine elle n’aurait pas existé ». C’est une extraordinaire force insurrectionnelle que Artaud décèle dans les toiles de Van Gogh. Artaud reconnaît chez le peintre une véritable fureur dionysiaque, un « pinceau en ébriété » qui inonde ses paysages de sang et de vin, qui fait « tournoyer tant de soleils ivres » et gicler la nature « en faisceaux sur ses toiles, en gerbes comme monumentales de couleurs. »

 

« Feu d’artifice entre deux cauchemars »

 

La langue d’Artaud est gagnée à son tour par la contagieuse ivresse de Van Gogh « qui rit dans la nature limpide » irradie et rayonne. On retrouve ici la tension nietzschéenne entre l’apollinien, qui désigne le souci de mesure, d’harmonie, de rationalité et de tempérance, souci très présent dans les institutions officielles et notamment les institutions psychiatriques dénoncées par Artaud, et le dionysiaque, qui désigne au contraire la tendance à la démesure, à l’abolition de toute limite… L’aliéné authentique, c’est Dionysos face à Apollon.


 

Le corps chez Van Gogh est un paysage infini, agité de convulsions géologiques qui portent en elles tous les éclatements volcaniques à venir. C’est une force explosive, une puissance éruptive, l’inverse du corps actuel, cette pile électrique chez qui on a châtré et refoulé les décharges. Le peintre du corps humain, ce n’est pas Léonard de Vinci, ce peintre de cadavres, qui travaille sous la dictée des lois de l’anatomie, avec ses écorchés exacts comme des machines ; le peintre du corps humain, c’est Van Gogh qui trace des paysages hallucinés… corps-paysage sanglant, tournesols éventrés, bombardement comme météorique d’atomes…

 


Ce « corps-paysage », c’est justement celui du dionysiaque, qui, perdant le sentiment de ses propres limites, des limites inhérentes à sa qualité d’individu, a peu à peu le sentiment d’une fusion avec le tout…


 

Je vois, à l'heure où j'écris ces lignes, le visage rouge sanglant du peintre venir à moi dans une muraille de tournesols écroulés (éventrés),

dans un formidable embrasement d'escarbilles d'hyacinthe opaque, et d'herbages de lapis-lazuli.

Tout cela au milieu d'un bombardement comme météorique d'atomes qui se feraient voir grain à grain,

preuve que Van Gogh a pensé ses toiles comme un peintre, certes, et uniquement comme un peintre, mais qui serait,

par le fait même,

un formidable musicien.

 

Organiste d'une tempête arrêtée, et qui rit dans la nature limpide, pacifiée entre deux tourmentes, mais qui, comme Van Gogh lui-même, cette nature, montre bien qu'elle est prête à lever le pied.

Feu d'artifice entre deux cauchemars,

on peut, après l'avoir vue, tourner le dos à n'importe quelle toile peinte, elle n'a rien à nous dire de plus. […]

 

ses tournesols d’or bronzé sont peints : ils sont peints comme des tournesols et rien de plus, mais pour comprendre un tournesol en nature, il faut maintenant en revenir à Van Gogh,

de même que pour comprendre un orage en nature,

un ciel orageux,

une plaine en nature,

on ne pourra plus ne pas en revenir à Van Gogh.

 

Van Gogh n'embellit pas la vie, il en fait une autre, purement et simplement une autre. 


 

Par une étrange ironie de l’histoire, l’artiste génial, détenant une vérité sur ses contemporains, et les dénonçant pour leurs hypocrisies et leurs sottises, sera qualifié de fou, de malade mental, précisément en raison de son savoir… Le malade mental détient quant à lui une vérité et, en raison de ce savoir qu’il détient, a le droit de faire œuvre. Son œuvre sera de facto engagée puisqu’elle transgressera les pauvres certitudes de l’homme repu, de l’homme en bonne santé… L’œuvre du reclus offensera la morale des repus. Le reclus pourra œuvrer à la confusion de leur esprit.


Les reclus ont un pouvoir, et ce pouvoir réside dans le savoir qu’ils ont de l’homme, de la vie et du monde, un savoir intuitif, direct, qui n’est pas formalisé et systématisé, un savoir empirique, pour avoir vécu la souffrance. Ils détiennent une connaissance que l’Institution ne peut détenir car l’Institution ne vit pas cette souffrance à leur place, elle l’observe, elle l’analyse mais elle ne la vit pas… Ainsi, avant même toute parole, avant même l’élaboration de leur œuvre à travers peintures, musiques ou poèmes… les reclus ont une longueur d’avance, puisqu’ils détiennent un savoir, source d’une acuité extrême : face à l’Institution ignorante et aveugle en matière de vulnérabilité, ils ont une « lucidité supérieure »…


Lorsque l’Institution prétend nécessaire de formaliser, de rationaliser cette connaissance intuitive, elle dénature ce savoir empirique, dont la singularité et la valeur viennent précisément du fait qu’il est une connaissance immédiate, directe, de la souffrance, que peut-être seul un poème, une peinture ou une musique, peuvent exprimer, et que seul un art véritablement engagé, échappant à toute gestion institutionnelle, pourra exprimer en toute justesse.



Un article de Guillaume DREIDEMIE.

Université Jean Moulin Lyon III


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